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La France, l'Allemagne et l'Europe

Discours prononcé par Jean-Dominique Giuliani prononcé au Deutsche Franzosiche Institute de Ludwigsburg, le 26 juin 2008.

Les relations entre l’Allemagne et la France ont donné lieu, depuis 2007, à nombre de commentaires, souvent superficiels, s’interrogeant sur les deux alliés privilégiés, au moment où l’Union européenne ratifie le Traité de Lisbonne. L’Europe fait face à de nouveaux défis, insuffisamment définis. Son avenir reste largement déterminé par l’action des deux plus grands Etats membres de l’Europe continentale, interpelés par un monde changeant.

 

 

I – Le couple franco-allemand, au cœur de l’Europe nouvelle

 

Comme à chaque changement de dirigeant à la tête de l’un des deux partenaires, la question de la relation privilégiée entre la France et l’Allemagne est posée. Après quelques mois de pratique, les dirigeants des deux Etats ont choisi, comme d’habitude, une alliance étroite, seule garante de leur influence en Europe et de leurs intérêts essentiels.

 

 

● Les nouveautés françaises

 

La personnalité de Nicolas Sarkozy ne doit pas être appréciée à la lumière des jugements à l’emporte-pièce, que la presse, spécialement en Allemagne, se croit autorisée à faire. Ses sentiments européens sont réels et d’une autre nature que ceux de ses prédécesseurs. Il conduit un véritable ré-engagement de la France en Europe, plus naturel et plus exigeant que les dirigeants français auparavant. Les réformes qu’il conduit sur le plan interne et que la France a tardé à entreprendre, ne peuvent que conforter l’économie européenne et le dynamisme des relations franco-allemandes. L’économie française, malgré ses retards, pourrait y retrouver un dynamisme qui lui fait défaut aujourd’hui. La question des dépenses publiques, premier facteur de la faiblesse de la croissance française, est désormais sur la place publique. Sa diplomatie « décontractée » et hyper-active est plutôt une bonne nouvelle pour l’Allemagne et pour l’Union. Elle est, pour la première fois, tournée d’abord vers les nouveaux Etats membres et les Etats voisins. Elle inclut aussi les institutions européennes (Commission et Parlement) qu’avaient largement négligées ses prédécesseurs. Malgré son style qui agace, le nouveau président français pourrait bien réussir des réformes jugées jusqu’ici impossibles.

 

 

Les certitudes allemandes

 

L’Allemagne profite des réformes engagées par G. Schröeder, poursuivies par la grande coalition. Elles produisent tous leurs effets aujourd’hui, après des moments difficiles qui l’avaient conduite à ne pas respecter les critères du Pacte de Stabilité et de croissance, à un chômage excessif et à une croissance molle.

L’Allemagne en bénéficie pleinement et accumule les excédents commerciaux. Sa situation budgétaire s’est rétablie. Mais elle doit affronter en 2009 de nouvelles élections difficiles. Si la grande coalition devait être reconduite, le risque d’immobilisme pourrait être dommageable aux avancées européennes. Comment, par exemple, imaginer une politique énergétique d’avenir qui oublierait le nucléaire ?

Sur le plan diplomatique, l’Allemagne a entrepris, avec l’aide de ses partenaires, un retour remarqué dans le concert des nations. Cet effort est louable et particulièrement positif pour l’évolution des relations internationales. Elle est présente sur nombre de théâtres extérieurs, engagées dans de grandes négociations internationales (Afghanistan, Iran, Russie, OTAN), malgré une opinion publique réticente et une diplomatie encore très « timide ».

 

 

Un couple agité mais fidèle

 

Malgré des rivalités industrielles attisées par le retour d’entreprises allemandes dans des secteurs nouveaux (aéronautique, spatial, services), des structures de production différentes (industrie – services, public-privé), les intérêts communs entre les deux pays sont largement supérieurs à leurs intérêts propres. Le marché intérieur profite pleinement aux deux partenaires. Leurs modèles sociaux sont proches comme le sont les exigences de leurs opinions. Les problématiques internes –capital-travail, rémunérations-inflation, compétitivité-concurrence, énergie), sont identiques. Leurs intérêts économiques à long terme sont identiques et pourraient donner lieu à des approches plus communes, notamment en matière budgétaire, fiscale et monétaire. Or, sur ces sujets, les divergences existent et n’ont pu être surmontées jusqu’ici que par la qualité des liens politiques.

 

Contrairement à des analyses hélas de plus en plus partagées, le couple franco-allemand est indispensable au bon fonctionnement de l’Union. Il n’existe pas, au sein de l’UE, de majorité de rechange au noyau dur franco-allemand. En d’autres termes, si, pour une décision importante, la France et l’Allemagne ne sont pas d’accord, la décision européenne est impossible. Le couple est le cœur de toute majorité européenne constructive et durable.

 

Le tandem franco-allemand devrait être plus actif, plus imaginatif et plus européen. Il fonctionne trop par habitude et sous la contrainte. Il n’embrasse pas assez les grands sujets d’avenir (Compétition et diplomatie mondiales). Il a du mal à s’ouvrir de manière régulière et quasi-institutionnelle à de nouveaux partenaires (Pologne), ou à affronter des questions difficiles (Grande-Bretagne).

 

En manque de leadership, l’Union attend un couple franco-allemand moins turbulent en apparence, plus moteur au sein des débats communautaires. Les différences de style entre les deux dirigeants sont réelles ; elles accroissent la complémentarité. Jamais, sur le fond, les intérêts à long terme des deux pays n’ont été aussi proches. Il est temps de reprendre la conduite de l’attelage européen par des propositions audacieuses en matière de politiques nouvelles.

Les défis qui attendent l’Europe replacent, en effet, les deux alliés au cœur des débats européens.

 

 

II – Les défis de l’Europe d’après le Traité de Lisbonne

 

La question institutionnelle ayant été réglée grâce à l’entente franco-allemande et à l’engagement des deux dirigeants français et allemand (l’un sans l’autre n’aurait pas réussi), l’Union doit désormais se tourner davantage vers l’extérieur. Elle est interpelée par le monde, d’abord à ses frontières, mais aussi plus globalement par la nouvelle donne économique et de développement. Devenue le premier pôle de richesse du monde (21% du PIB), demeurant la première puissance commerciale, suscitant de plus en plus d’intérêt du fait de sa construction pacifique et de ses valeurs, elle ne peut faire l’impasse sur la question de ses frontières, de sa diplomatie et de sa défense.

 

 

Identité européenne : les valeurs, la question des frontières

 

La politique d’élargissement a longtemps tenu lieu de politique étrangère de l’Union à ses frontières. L’Union approche de la fin de son processus d’extension qui ne devrait plus inclure que les Balkans occidentaux. La question turque met en évidence la nécessité d’imaginer une relation particulière entre l’Union et ses voisins (Turquie, Ukraine, Russie), ou avec les associations d’Etats (Maghreb, Afrique, Asie centrale).

 

Il en va de l’identité européenne qui doit être confortée autour de valeurs revendiquées et assumées (Démocratie, Etat de droit, droits de l’Homme, droits des Femmes, tolérance, indépendance de la justice, respect des religions) et avec des frontières qu’il faudra bien définir afin de susciter chez les Européens une « fierté d’appartenance » à un ensemble pacifique de nations indépendantes mais solidaires qui souhaitent faire entendre leur voix dans le monde.

 

 

Des voisins compliqués

 

A ses frontières l’Union doit faire face à des situations compliquées par le retour en force de la Russie, qui n’a pas abandonné ses caractéristiques impériales et nationalistes mais avec qui il faut établir des relations stables et normalisées. D’autres Etats (Turquie, Ukraine, Asie centrale), ne sont pas stabilisés et l’aide de l’Union leur est nécessaire dans un dialogue serein mais ferme. Enfin, l’Union ne peut accepter le danger de voir se créer à ses frontières des espaces de pauvreté et de conflits capables de la déstabiliser par une émigration massive, des conflits incessants ou des situations non réglées (Méditerranée, Afrique, Moyen-Orient, Caucase).

 

Le « Soft-Power » européen ne suffira pas à l’engagement indispensable de l’Union dans ces zones, qui doit être plus politique, plus déterminé et plus efficace. De ce point de vue, l’Union pour la Méditerranée ne doit pas être caricaturée, comme elle l’a été. Elle repose sur une analyse juste. Ses modalités doivent faire l’objet d’un engagement politique fort de l’Union.

 

 

Un monde incertain

 

L’Union ne peut plus faire l’économie de s’impliquer dans toutes les grandes questions posées par le nouvel état du monde, qui, de toutes façons, l’interpelle.

C’est bien sûr le cas de l’environnement, de l’énergie, de la pauvreté et du développement, mais aussi de la prolifération nucléaire, des conflits ethniques ou gelés, du commerce international.

L’émergence de nouveaux Etats-continents est un nouveau défi pour l’Union. Sera-t-elle capable de s’unir davantage ?

 

Les Etats membres accepteront-ils d’abandonner au niveau fédéral davantage de leur souveraineté et à quelle fin ? La question de l’Europe de la défense et de la politique étrangère est posée. Le Traité de Lisbonne offre de nouveaux outils pour avancer. Encore faut-il prendre conscience de la réalité du monde nouveau. Les budgets de défense dans le monde ont doublé en 10 ans. L’Europe restera-t-elle à l’écart comme un fruit mûr offert aux grands acteurs mondiaux ? Pourra-t-elle se contenter de son alliance avec des Etats-Unis en grande difficulté dans un leadership qui semblait encore, il y a quelques années, irrémédiable ? L’Union doit exister par elle-même, avec ses alliés et partenaires, notamment américains, mais elle doit désormais être en mesure de penser et d’agir par elle-même.

 

 

III – Quels devoirs franco-allemands ?

 

L’Allemagne et la France doivent, en leur qualité de principaux Etats de la zone Euro, affronter tous les défis nouveaux de l’Union, dans une vision plus politique, plus stratégique, plus volontaire. Sans leur volonté commune, qui doit être ouverte à nos autres partenaires et partagée autant que faire se peut, l’Union ne produira pas le sursaut nécessaire pour assurer son avenir.

 

 

Conforter le rôle de l’Union à ses frontières et dans le monde

 

La question des frontières doit être posée et résolue par l’Union, qui ne peut pas rester dans le flou actuel. Seuls les Etats membres peuvent poser la question et lui apporter une réponse qui deviendra la règle pour des institutions européennes qui n’osent pas s’exposer sur ce thème. Il en va de même de la politique extérieure, de la construction d’une véritable Europe de la défense.

Croire que la mécanique institutionnelle européenne, pourrait, à elle seule, bâtir de nouvelles politiques, est une dérobade qui pourrait s’avérer dommageable au projet européen. La Commission ne peut pas seule définir une politique étrangère, un marché des industries de défense, imaginer et gérer des politiques nouvelles. Dans le Traité de Lisbonne, ces sujets relèvent d’un Conseil rehaussé dans son statut, qui pourra utilement dialoguer avec un Parlement européen renforcé. C’est ainsi que doit être développée une véritable politique étrangère et de sécurité commune, par ailleurs déjà soutenue par l’opinion publique.

 

 

Donner aux Européens une fierté d’appartenance

 

L’Union s’est longtemps développée sans souci de l’adhésion populaire. Celle-ci est désormais nécessaire pour poursuivre et réussir l’intégration européenne. Les nouvelles institutions offrent des procédures plus démocratiques. Les Etats membres doivent jouer plus résolument le jeu des institutions européennes et s’en montrer fiers. Valoriser notre appartenance à l’Union, autant par les symboles que par les résultats, est plus nécessaire que jamais. Alors qu’on assiste partout à un retour du « national », qui pourrait bien conduire à une résurgence des nationalismes, l’utilité européenne doit être assumée par nos gouvernements de manière plus affirmée.

 

Le développement de nouvelles politiques, dans les domaines où l’Union veut s’affirmer, doit être conduit de manière plus ouverte. Enfin, l’Union, à travers la vision franco-allemande notamment, doit démontrer qu’elle est à l’œuvre pour relever le défi d’une mondialisation qui accroît la compétition. L’Europe n’a pas à craindre cette compétition mais elle doit mieux s’organiser pour l’affronter, notamment en ce qui concerne la nécessaire reconversion de certains secteurs de son économie et l’adaptation de ses politiques sociales.

 

 

Apporter aux institutions européennes une vraie vision politique

 

Pour cela, une véritable vision politique de l’Europe est nécessaire. L’unification européenne a longtemps été un rêve. Il est désormais largement réalisé même si son achèvement demande encore beaucoup d’efforts (marché unique des services financiers, régulateurs européens, etc…). L’Union ne doit pas pour autant devenir une réalité bureaucratique de plus. Elle doit rester l’échelon privilégié de la définition des intérêts à long terme du continent, de leur prise en compte et de leur promotion. Les institutions européennes actuelles sont insuffisantes pour cela.

La Commission ne peut pas, à elle seule, déterminer ces intérêts qui relèvent de la souveraineté, même partagée, des Etats. Ces derniers doivent aussi mieux valoriser leur appartenance à l’Union pour privilégier l’intérêt à long terme aux calendriers à court terme.

Une vraie vision politique de l’Union est nécessaire. Une véritable conduite politique doit être exigée. C’est le seul moyen pour que l’Union s’affirme davantage dans le monde et améliore son fonctionnement.

 

Conclusion: 

 

L’Allemagne et la France ont une responsabilité particulière dans l’évolution de l’Union européenne après le Traité de Lisbonne. Seule une vision plus politique, stratégique et prospective, qu’elles doivent partager et s’efforcer de faire partager, peut permettre qu’elle fonctionne mieux et assume pleinement un rôle plus important dans le monde. Cela nécessite une véritable politique extérieure et de sécurité commune. Le temps est venu de nouvelles avancées dans ces domaines traditionnels d’exercice des souverainetés nationales. Ou nos deux Etats feront la preuve de leur engagement européen, ou l’Union piétinera sans avancer véritablement. Les succès incontestables de l’Europe économique appellent, en effet, désormais une phase de concrétisation de l’Europe politique, comme les Pères fondateurs l’avaient d’ailleurs imaginé. C’est de la France et de l’Allemagne que peut venir la relance du mouvement d’intégration qu’exige le monde du XXIème siècle. Vraisemblablement d’elles seules.