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09 avril 2024

Dans le cadre d'une série de seminaires citoyens organisée par Frédéric Petit, Député des Français établis en Allemagne, Europe centrale et Balkans, Jean-Dominique Giuliani tiendra une conférence en ligne sur le sujet des grands défis auxquels l'Union européeenne fait face en vue des élections européennes.

La nation est-elle dépassée?

Intervention de Jean-Dominique GIULIANI
Président de la Fondation Robert Schuman
Journée du livre politique à l'Assemblée nationale
Paris le 12 mars 2005

Parmi les critiques qu’adressent ses adversaires à la construction européenne, celle de sa compatibilité avec le concept de nation est l’une des plus fréquentes, même si les citoyens européens me semblent, pour leur part, l’avoir eux-mêmes dépassée ! S’oppose-t-elle à la nation ? La dépasse-t-elle, la rend-elle secondaire ?



 

Peu de partisans engagés de l’Union européenne ont tenté de traiter de ce sujet difficile et c’est certainement un tort.



J’aborderai la problématique proposée non pas à partir de la question posée : « la nation est-elle dépassée » ? mais en suggérant celle-ci : « la Démocratie est-elle possible au-dessus de la nation et notamment à l’échelle de l’Europe ? »





En effet, la nation a été le cadre d’invention et de développement de la Démocratie. Et cette manière de nous interroger me semble plus conforme aux interrogations éventuelles des Français. Les réponses que nous apporterons seront, en tous cas, plus concrètes et plus opérationnelles en répondant alors précisément à la question posée.



Alors que s’ouvre un débat en vue du référendum de ratification du Traité établissant une Constitution pour l’Europe se pose effectivement la question fondamentale de la légitimité de l’ordre politique nouveau que nous nous proposons de construire.



Il est donc pertinent de s’interroger sur l’articulation de la Démocratie et d’une entité politique dont les limites s’étendent à l’échelle d’un continent.





I – Fondements théoriques de l’articulation entre nation et démocratie. Le lien nation-démocratie est-il indissoluble ?



Dominique Schnapper (Qu’est-ce que la citoyenneté, Gallimard, 2000) a formulé la question en ces termes :



« Il existe un lien historique entre la citoyenneté et la nation. C’est dans le cadre de la nation que se sont construites la légitimité et les pratiques démocratiques (…) La démocratie est liée sous forme nationale. Mais ce lien historique n’est ni logique ni nécessaire. Pourquoi la citoyenneté ne s’exercerait-elle pas au niveau infranational ou supranational ? »



Avec elle nous pouvons donc poser la question : La démocratie non-nationale est-elle possible en Europe ?



A la base de la démocratie, c’est-à-dire, du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », figure le principe d’égalité. Egalité entre gouvernants et gouvernés, qui se ressemblent. Or, l’égalité ne peut être proclamée et assurée qu’entre des individus qui partagent les mêmes valeurs, les mêmes souhaits.



Parce que la démocratie repose sur l’égalité, la nation paraît donc un cadre naturel parce qu’elle tend à l’homogénéité, à la ressemblance, ce qu’on appelle aussi l’identité.



Deuxième concept tiré de ce lien entre nation et démocratie, c’est l’autonomie.



La démocratie c’est se gouverner soi-même. La liberté individuelle, les libertés collectives, doivent être protégées par la nation mais se trouvent aussi limitées par elle, au nom de la volonté collective, qui s’incarne dans l’intérêt général. L’autonomie individuelle est donc un droit reconnu, mais l’autonomie du sujet de droit que constitue la nation est placée au-dessus des intérêts individuels, forcément particuliers. L’homogénéité du corps politique permet l’expression de la volonté générale qui est acceptée par chacun. Nous rejoignons là l’une des définitions les plus communément admises de la nation : elle existe au-dessus des citoyens comme la manifestation d’un intérêt supérieur qui incarne la volonté commune. A ce titre, la nation est la seule puissance légitime à exercer la contrainte. Elle est propriétaire de tous les pouvoirs.



C’est presque la définition du nationalisme que donne Ernest Gellner : un principe politique qui affirme que « l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes » (Nations et nationalismes, Payot, 1989).



Le principe abstrait de la souveraineté du peuple trouve donc naturellement dans la nation un contenu concret et substantiel. L’idée de souveraineté du peuple suppose le principe d’homogénéité, qui fonde le concept d’Etat.



La nation est le lieu de convergence de la liberté individuelle et de l’organisation politique collective. Si la liberté de chacun est quelque chose de très concret, l’expression de la souveraineté est un concept qui s’incarne dans l’Etat qui est en quelque sorte le médiateur entre l’individu et l’universel, selon le mot de Ph. Raynaud. Au nom de la nation, peuvent donc être entreprises toutes les aventures, puisque celle-ci, supérieure à l’individu, doit forcément être supérieure aux autres nations.



Se pose alors, en effet, la question du nationalisme et de la guerre.



L’histoire du monde, depuis l’apparition de cette conception de la nation, nous entraîne naturellement à tenter d’y répondre, tant nos Etats s’en sont servis pour légitimer les conflits et l’exclusion, spécialement en Europe.



La nation et la démocratie ne sont en effet, au regard de l’histoire, pas des alliées permanentes, c’est le moins qu’on puisse dire !



Au 19ème et au 20ème siècles l’idée nationale est souvent devenue la référence des ennemis de la démocratie. Exarcerbée jusqu’à l’idolâtrie, elle a souvent dérapé dans le nationalisme. Elle a justifié la plupart des conflits que l’Europe a connus, une nation s’opposant à une autre et lui refusant l’un des fondements de l’identité nationale : le droit de se gouverner elle-même ; elle a créé, avec les crises des « nationalités », les désordres les plus graves qui ont mis à bas des constructions nationales jugées trop artificielles ; elle a justifié des régimes dictatoriaux qui niaient la liberté individuelle et l’autonomie des droits de la personne ; elle a même « rattrapé » ses pires détracteurs : le communisme internationaliste, qui contestait l’un des fondements même de l’idée nationale, a sombré dans « la grande guerre patriotique », le racisme et le nationalisme en asservissant cette idéologie au soutien inconditionnel à l’Etat soviétique. Elle a servi les régimes racistes au nom de l’homogénéité de la nation fondée sur la race et légitimé les théocraties au nom de la nation fondée sur la religion.



Le constat historique est amer pour l’idée nationale. Il se double d’une explication théorique qui établit une relation étroite entre la forme nationale et « les guerres en chaîne » selon l’expression de Raymond Aron.



Les Etats-nations, à la recherche de leur autonomie, s’inscrivent immédiatement envers les autres Etats, dans des rapports de rivalités. C’est la raison pour laquelle l’Etat-nation est à l’origine d’autant de conflits, sinon plus que les Etats fondés sur le principe dynastique. En ce sens le concept de nation n’a pas apporté d’améliorations dans les relations internationales qui demeurent régies par le principe de souveraineté.



Pour toutes ces raisons, des hommes de bien, qui n’étaient pas moins que d’autres attachés à l’idée nationale, ont inventé, proposé et imposé la construction européenne. Soucieux de mettre un terme aux conflits incessants, ils n’ont pas choisi de poser les questions théoriques avant d’agir. Ils ont même voulu une démarche progressive et concrète plutôt que de lancer des affrontements stériles sur les principes. Leur action marque et marquera durablement l’histoire de notre pays et celle de notre continent.



 

II – La construction européenne, une forme politique nouvelle qui répond aux nécessités et rend possible un dépassement de la nation.



Il était nécessaire de rappeler ces fondements théoriques et leurs applications pratiques avant d’entrer au cœur de ce que Marcel Gauchet appelle « le problème européen », c’est-à-dire « un problème d’articulation entre les nations et la civilisation. La civilisation est le produit commun des nations ; elle les transcende ; elle est leur horizon universel. Elle est ce qui justifie de les dépasser. Dans l’autre sens, la civilisation ne peut pas exister par elle-même et pour elle-même indépendamment des nations ; elle a besoin de leur support ; (…) Le problème est de trouver un juste équilibre entre les deux ordres d’exigences » (in Le Débat, n° 129, mars-avril 2004).





L’approfondissement politique et démocratique de la construction européenne n’est donc possible qu’à travers cette « articulation de la forme politique et de la matière historique ».



C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui au sein de l’Union européenne. On voit la dialectique à l’œuvre qui semble opposer l’union des peuples européens autour de valeurs communes à portée universelle et l’intérêt des Etats qui discutent à l’infini de leur poids respectif au sein des institutions européennes pour protéger les intérêts de communautés particulières. Les débats qui ont eu lieu à l’occasion de l’élaboration du projet de Traité constitutionnel en sont la manifestation. L’exigence de faire cohabiter l’universel et le particulier, à la base du concept d’Etat-nation, se retrouve exactement au niveau européen.



L’Europe d’aujourd’hui est bien, en ce sens, une construction politique en formation dont le contenu repose sur une matière historique formée par les Etats-nations, mais avec un projet d’avenir qui veut tourner le dos aux pires souvenirs du nationalisme.



La devise de l’Union européenne, inscrite dans le préambule de la Constitution pour l’Europe en traduit l’originalité : Unie dans la diversité ».





Une démocratie nouvelle en Europe ?




La perspective d’une union politique de l’Europe qui préserve les entités politiques existantes est une nouveauté absolue dans le monde démocratique.



Un tel pari n’a jamais été tenté. Le fait même qu’il ait duré plus de 50 ans est déjà un succès qui mérite d’être noté.



Qu’il me soit permis ici de le rappeler alors que les Français vont avoir à débattre d’une nouvelle avancée des institutions européennes. Le monde entier nous regarde et l’on sait que du choix français dépendra largement l’avenir du projet de Traité constitutionnel.



Poursuivrons-nous cette tentative de briser le lien entre nation, nationalisme et guerres inévitables ou, blasés et fatigués, nous réfugierons-nous dans les conceptions du passé qui, avec leurs qualités ont aussi montré leurs défauts en nous apportant leurs cortèges de guerres meurtrières ? Le choix du 29 mai n’est pas seulement le vote sur un texte, c’est aussi un choix d’avenir déterminant pour notre pays et pour l’Europe, mais aussi pour tous les ensembles politiques du monde qui observent avec curiosité le laboratoire démocratique européen. Le 29 mai permettra donc aussi de mesurer le sens des responsabilités des Français.



Un oui à la Constitution, qui serait partagé par l’ensemble des pays européens aurait valeur de symbole pour le monde puisque le continent qui a inventé le concept moderne d’Etat-nation –il date quand même de 200 ans –, démontrerait qu’il est capable de le dépasser sans le renier et ouvrirait une fenêtre d’espoir dans bien des régions de la planète.



Cette dimension de modernisation du principe national nous concerne aussi plus directement car le projet de Traité constitutionnel organise les Pouvoirs publics européens d’une manière qui me semble plus conforme à l’évolution des exigences démocratiques que certaines de nos vieilles habitudes.





Une nouvelle démocratie pour l’Europe




Le Traité constitutionnel, du fait de sa double qualité de Traité entre Etats et de texte organisant les pouvoirs publics européens, nous offre une architecture originale des pouvoirs au sein de l’Union. Il fragmente le Pouvoir entre différentes autorités pour respecter la définition de l’Union : une Union d’Etats et de peuples. Il ne peut pas exister, au sein de l’Union, « une souveraineté une et indivisible » comme dans la Constitution française. Il ne peut pas instaurer une concentration monopolistique des pouvoirs et des droits régaliens entre les mains d’une seule autorité comme c’est le cas dans l’Etat-nation .



L’Union européenne ne peut être qu’un jeu de freins et de contrepoids qui va au-delà du simple « check and balance » américain.



Le Conseil et le Parlement se partagent le pouvoir législatif, mais la Commission garde l’initiative des lois. La volonté populaire ne réside pas seulement dans le Parlement européen mais émane aussi du Conseil qui représente légitimement et démocratiquement les Etats. La Commission est indépendante mais doit être investie par ces deux autorités et peut être démise par l’une d’entre elles. Les citoyens européens acquièrent des droits nouveaux en dehors de leurs nations respectives, comme la possibilité d’être élus dans un autre Etat. Leurs droits individuels gagnent en protection par une garantie internationale qui dépasse et s’impose à l’Etat-nation.





On pourrait multiplier les exemples, mais l’observateur avisé doit reconnaître que cette architecture complexe, imposée d’ailleurs, au fil du temps, par les Etats-nations, n’est pas sans intérêt, alors que la démocratie est interpellée par de nouvelles exigences des peuples



On assiste partout à une montée de l’Etat au détriment du citoyen. Or, ce dernier aspire manifestement à une relation moins hiérarchique avec le pouvoir. L’heure est à la société horizontale, faite de réseaux et de contrats. On attend de l’Etat moins de réglementation et plus de régulation.



L’évolution générale des démocraties tend à transférer peu à peu le pouvoir souverain du pouvoir législatif vers le pouvoir exécutif. Les pouvoirs exécutifs se sont vus renforcés dans leurs attributions et ont peu à peu « récupéré » les prérogatives ancestrales des monarchies. Or c’est une démocratie de coopération entre les pouvoirs qui paraît la plus adaptée aux circonstances.



A contrario l’expérience américaine est intéressante. Partis d’une Union d’Etats, s’appuyant sur « We the people of the United States of America… », l’Amérique revendique l’appellation de nation et n’hésite pas, dans l’adversité, à flirter avec le nationalisme, au moment où l’Europe fait le chemin inverse. Pour elle, il n’y a pas de démocratie sans la nation.



Il est clair que les démocraties doivent entreprendre de rétablir un lien fort entre le citoyen et le pouvoir. Dans ce contexte, l’expérience européenne est particulièrement intéressante en plaçant sur un même plan les deux exigences de satisfaire à la fois les peuples et les Etats. La solution communautaire est en mesure de nous inspirer des formules pour moderniser nos propres démocraties.



Ainsi l’homogénéité et l’unité du peuple en corps, fondement de l’idée nationale, n’apparaissent plus comme les conditions sine qua non de la démocratie.

L’Union européenne, avec sa diversité et son pluralisme, fournit la preuve que la démocratie peut s’inscrire dans des limites qui ne sont plus celles de l’Etat-nation. La fiction mythique de l’unité a fait son temps au profit du concept d’union des diversités. J’en veux pour preuve la reconnaissance toujours plus avérée du droit des minorités.



C’est une évolution qu’on rencontre ailleurs dans le monde, mais pas toujours sous une forme pacifique. Le droit d’ingérence, par exemple, privilégie le droit des gens, les droits de l’homme désormais devenus universels, sur le droit national. La Cour pénale internationale est l’expression juridique de ce mouvement. Dès le début du vingtième siècle, avec la Société des nations, puis après le second conflit mondial, avec l’Organisation des Nations Unies, apparaît la notion de « communauté internationale », dont l’objet est bien une limitation de la souveraineté des nations au nom des principes de la démocratie et du respect des droits de la personne.



La nation serait-elle donc ébranlée dans ses fondements ?



La célèbre définition de la nation par Ernest Renan : « une âme, un principe spirituel, une grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a fait et ceux qu’on est disposé à faire encore » serait-elle remise en cause ?



Il est vrai que Renan lui-même avait assez bien vu l’avenir puisqu’il avait affirmé : « les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé. Elles finiront. La Confédération européenne, probablement, les remplacera. »



L’Europe qui se construit respecte les identités nationales, partage les souverainetés pour la seule efficacité des décisions collectives, organise les pouvoirs publics d’une manière plus démocratique et plus moderne, tente un dépassement des nations au sens le plus philosophique du terme.



L’idéal national originel, celui des révolutionnaires de 1789 qui recherchaient la liberté, trouve une tentative originale de modernité que nous n’avons pas le droit de laisser passer.



L’identité nationale ne saurait être confondue avec les attributs de la souveraineté nationale. L’une doit être défendue parce qu’elle est la condition de l’adhésion des citoyens à l’organisation collective. L’Europe le souhaite et le permet. Les autres peuvent être partagés au nom de la nécessaire légitimité de l’efficacité dans l’action, condition indispensable de l’adhésion des peuples à leurs institutions.



En ce sens la construction européenne organise bien un dépassement de la nation. Elle lui permet de dépasser ses propres limites. Mais elle continue à y puiser ses forces et une partie de sa légitimité.