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Défis et enjeux de l’Union européenne : le grand tournant ?

Acte de clôture de la 15ème session du diplôme d’études juridiques et économiques de l’Union européenne.

Intervention de Jean-Dominique Giuliani à la Sorbonne :



L’année 2009 s’était mal terminée pour l’Union européenne. L’échec de la Conférence de Copenhague l’a surprise, alors qu’elle s’y présentait en championne de la lutte contre le réchauffement climatique, bardée de certitudes acquises dans des règlementations audacieuses, soutenue par son opinion publique, persuadée qu’elle saurait convaincre ses grands partenaires que l’intérêt supérieur de l’humanité exigeait de changer de modèle de croissance. La politique européenne a pâti de son absence d’unité de commandement et, vraisemblablement, de naïveté.



Mais l’année 2010 devait réserver à l’Union d’autres surprises encore. 

Confortablement protégés depuis 11 ans par le bouclier de l’Euro, les Etats membres avaient plutôt bien négocié l’épreuve du crunch financier que leur imposait la faillite de Lehmann Brother en septembre 2008. Ils n’ont pas voulu voir venir l’heure de rendez-vous autrement dangereux, ceux de la dette et des déficits.

Les marchés ont testé la crédibilité de la solidarité autour de la monnaie européenne. La réponse a été laborieuse, mais elle est venue : un plan jamais vu de mobilisation financière, dans lequel certains voient déjà l’embryon d’un Fonds monétaire européen.

En réalité, l’Union européenne est interpellée par un monde en pleine mutation. Celui dans lequel la taille pertinente est celle du continent et où il semble ne plus y avoir de place pour les Etats-nation de petite taille; une planète dont la richesse croît au rythme de 5% par an, dans lequel la compétition est plus farouche que jamais, organisée autour d’une division du travail inédite, loin des théories traditionnelles. Désormais les échanges ne sont plus organisés autour de biens produits par des Etats qui se spécialisent, mais ils concernent des éléments qui entrent dans la fabrication d’autres produits, dont la confection implique de multiples acteurs. La mondialisation va bien plus loin que les seules apparences. Entre grands pôles économiques, elle crée une interdépendance, à la fois facteur de paix et de compétition commerciale, mais nouvelle pour l’économie européenne et notamment pour son industrie.



Dotée de nouvelles institutions, après une quête de plus de dix ans, l’Union européenne est-elle en mesure d’accéder au statut de superpuissance que son poids économique l’autorise à revendiquer ? Les événements et les décisions de 2010 permettent-ils d’envisager de nouvelles évolutions ?



Ne pas s’arrêter au Traité de Lisbonne



Les péripéties de la réforme institutionnelle de l’Union ont entraîné une vraie confusion et fait passer au second plan le contenu réel du Traité finalement adopté.

Celui-ci peut se targuer d’avoir repris nombre de dispositions proposées par la Convention européenne et formalisées alors dans le projet de Constitution, qui pourraient représenter de réelles améliorations du fonctionnement de l’Union. Le Parlement européen devrait en être le premier bénéficiaire avec un statut de Parlement de plein exercice, disposant de pouvoirs budgétaires et législatifs véritables. Les nouvelles règles de majorité au Conseil seront aussi plus justes, prenant mieux en compte le poids démographique des Etats membres et devraient permettre des décisions plus faciles. De nombreuses politiques sont communautarisées, autorisant, par exemple, les institutions de l’Union à développer une politique commune de l’énergie, à construire un espace commun de liberté, de sécurité et de justice ou à élaborer une politique spatiale européenne. Nombre d’entre elles bénéficieront de la prise de décision à la majorité et non plus à l’unanimité.

Mais beaucoup d’ambitions ont aussi été revues à la baisse. Les Etats membres les ont limitées lors de la conférence intergouvernementale qui a précédé l’adoption du Traité, en refusant, par exemple, d’inclure la fiscalité dans le domaine communautaire. Les référendums ont fait le reste. Les préventions britanniques ont privé le ministre des Affaires étrangères de son nom et de quelques prérogatives et ont empêché, avec le renfort d’hésitations tchèques et polonaises, la reconnaissance unanime d’une Charte des Droits fondamentaux qui fait son entrée dans le droit positif européen et peut pourtant, déjà, être revendiquée comme l’étendard européen des Droits modernes. Les « non » français et néerlandais ont eu raison des symboles de l’Union, hymne, drapeau, devise, mais ils sont de plus en plus populaires et déployés jusqu’aux frontispices de nos mairies. Enfin, les Irlandais, après deux référendums, ont fini par adopter le traité commun, en obtenant que la Commission continue à être composée d’un représentant de chaque Etat membre, une pratique qui a déjà beaucoup affaibli l’Exécutif communautaire mais qui implique chaque Etat. La nomination des nouveaux Commissaires a donné lieu à des dosages nationaux qui n’avaient jamais été portés à ce paroxysme. Il y a une institution perdante avec le Traité de Lisbonne, c’est, hélas, la Commission, mais nul ne peut dire qu’il n’y est pas représenté.



La politique de défense restera du domaine de l’unanimité, comme la politique étrangère commune. Dans ces domaines, la recherche du consensus, c’est-à-dire la négociation devant l’opinion internationale, c’est souvent l’assurance que les nuances entre Etats membres, rendues publiques, deviennent facilement des divergences et se transforment rapidement en désaccords.



Enfin le nouveau traité augmente encore le nombre d’exceptions aux règles communes (opting out), accroît l’hétérogénéité de l’ensemble européen et accrédite l’idée d’une Europe à la carte, alors que l’engagement commun des Etats était quand même de choisir le même menu.

Comme beaucoup de traités européens, celui de Lisbonne est ambivalent, à la fois communautaire et intergouvernemental. Mais il est davantage un constat de l’état de l’Union plutôt que l’offre de perspectives d’évolutions enthousiasmantes. Il fallait sortir de l’impasse institutionnelle ; il a offert une sortie honorable. Mais sa nature reste très intergouvernementale et sa complexité éloigne un peu plus l’opinion des institutions. Il ne faut pas en surestimer le contenu. Il faut en soigner l’application.



Les premières nominations de M. Van Rompuy et de Mme Catherine Ashton aux deux importantes fonctions de Président stable du Conseil européen et de Haut Représentant pour la politique étrangère ont déçu. Ces deux personnalités sont tout sauf médiatiques. Pour l’opinion publique elles n’incarnent pas vraiment l’Union mais plutôt une mécanique diplomatique de plus. Il faut pourtant faire crédit aux personnalités désignées, dont le caractère peut toujours se révéler, au moment ou est exigé de l’Union plus de présence et d’initiative sur la scène mondiale.





L’apprentissage de la puissance



L’Union européenne a démontré dans cette période de crise à la fois sa solidité, sa résilience, et l’ampleur des défis qui lui sont lancés.

Elle est la première zone de création de richesses du monde avec près d’un quart du PIB mondial, le premier marché par le pouvoir d’achat de ses 500 millions de consommateurs, elle concentre 40% du commerce de la planète grâce au dynamisme de ses échanges intérieurs et à sa place de premier exportateur; elle est le premier investisseur extérieur.

Elle dispose donc d’atouts importants et bien qu’elle paraisse encore trop le jouet des autres puissances, elle est capable de mobiliser d’importants moyens, comme le prouve l’adoption, le 17 juin, d’un Fonds de Stabilisation doté de 700 milliards €. Si elle s’est longtemps interdit de définir ses propres intérêts, de les confronter avec les autres pôles mondiaux, elle ne craint plus désormais de le faire, comme la réunion du G20 de Toronto, le27 juin, vient de le montrer encore.

L’Union est en train de prendre conscience de ses intérêts spécifiques. 



Il ne lui suffit plus de garantir l’ouverture au monde de son économie pour en assurer la prospérité. Elle doit se penser en puissance. On objectera que les Etats membres ne sont pas tous d’accord sur le concept et c’est exact. L’Europe a déjà donné dans des rêves impériaux et a raison de ne plus le vouloir. Pour autant, il faut objectivement constater qu’elle se retrouve unie dès que ses intérêts fondamentaux sont en cause.

Les intérêts propres de l’Union sont économiques et stratégiques.

Les premiers sont monétaires, industriels et technologiques. L’Europe ne se résigne pas à l’instabilité et aux déséquilibres du système monétaire international. Elle plaide pour une régulation mondiale et rencontre un écho certain. Elle apprend peu à peu l’usage de l’arme monétaire. Elle défend l’Euro, réforme son économie et ses finances publiques. Elle doit maintenant se montrer capable de définir des politiques industrielles propres pour préserver ses savoir-faire et inventer les emplois de demain. La nouvelle stratégie pour 2020 devrait être plus sérieuse que le fameux « agenda de Lisbonne ». Elle fait, et c’est nouveau, l’objet d’un consensus qui s’est traduit spectaculairement au Parlement européen.



Sur le plan stratégique, son poids économique et politique l’autorise à disposer de son libre arbitre, de jouer de son influence et de son attractivité pour développer une politique étrangère autonome. Son alliance avec l’Amérique, dans le camp de la Démocratie et de l’Etat de droit, ne fait pas obstacle à la définition de positions spécifiques sur la scène internationale, qui défendent et promeuve des valeurs qui résultent de son histoire, de ses expériences, de sa mémoire collective et d’intérêts qu’elle ne partage pas forcément avec ses alliés. Par ailleurs, l’élection et la première année de mandat de Barack Obama légitiment et justifient nombre de prises de position européennes.



Ne nous y trompons pas, la crise de doute et de confiance que représente la mise en cause de l’Euro par les marchés n’est qu’une forme d’interrogation sur le sens et les finalités de l’Union. Or, par fatigue ou manque de vision, les Etats membres ont longtemps semblé se satisfaire d’une Europe communautaire à mi-chemin entre une Fédération et une construction fédérale dotée d’importantes compétences déléguées. Ils redoutaient ces débats théoriques qui leur avaient fait perdre beaucoup de temps et d’énergie. Mais, dans la crise, ils continuent inexorablement à avancer vers une intégration plus forte, alors même que les opinions publiques, les gouvernants, voire les partenaires extérieurs, doutent de leur capacité à le faire.





Quelles réformes pour l’Union ?



La constitution d’une Europe de la Défense est, pour moi, le préalable à une politique étrangère commune, parce qu’elle constitue un vrai test de la volonté des Etats membres de marcher vers le concept d’une Europe plus puissante, qui exige aussi d’autres révisions.

Il faut constater qu’elle progresse très rapidement sur le terrain, avec 24 opérations extérieures de l’Union, sous l’empire de la nécessité. On peut être assuré qu’en cas de péril, des avancées plus spectaculaires seraient immédiatement décidées. L’Europe de la défense, L’Europe des industries de défense, qui structurent les innovations technologiques, reste encore à faire et c’est un vaste chantier.



D’autres politiques européennes et surtout leur mise en oeuvre, ont été critiquées.

Ainsi la perspective de l’adhésion de certains voisins de l’Union ne doit pas faire office de politique étrangère à nos frontières. Une véritable politique de voisinage, formalisée par des accords de partenariat assortis d’importants financements, peut aider les institutions de l’Union à sortir de la mécanique infernale de l’élargissement sans fin où elles se sont elles-mêmes laisser enfermer, en offrant un autre choix aux partenaires que l’Union veut s’attacher. Elle existe et doit être développée.



La politique d’élargissement traditionnelle n’est désormais plus soutenue par une majorité d’Européens, comme le prouvent les enquêtes d’opinion réalisées pour la Commission. La conditionnalité, les fameux critères de Copenhague, ne suffisent plus et sont d’ailleurs de moins en moins respectés. Des critères politiques concernant la politique étrangère et de sécurité sont de facto introduits dans les négociations d’adhésion. On ne doit plus adhérer à l’Union sans accepter aussi ses développements futurs, mais aussi sa vision du monde et ses valeurs.



L’exemple de la Turquie est à cet égard patent. Longtemps la naïveté de la politique européenne  lui a fait soutenir l’idée saugrenue de l’entrée de la Turquie dans l’Union. Désormais il est clair que s’éloigne l’adhésion d’un Etat qui se veut l’allié proche de l’Iran, de la Syrie, du Soudan et d’autres régimes condamnables, d’un Etat membre solidaire de l’Organisation de la Conférence islamique, observateur de la Ligue arabe, désormais quasi-ennemi d’Israël, en rupture avec son passé kémaliste pro-occidental et à la recherche d’un espace propre qui ne saurait à l’évidence se trouver en Europe, mais plutôt entre elle et la Chine.



Les politiques commerciale et du marché intérieur doivent être adaptées et davantage subordonnées aux nécessités extérieures. Si les Européens veulent compter sur la scène mondiale, ils ne doivent plus avoir peur des principes de préférence et de réciprocité qui sont réclamés par les citoyens, légitimés par la crise et parfois justifiés pour l’avenir. Ils doivent seulement les définir et les encadrer pour ne pas enfreindre leur adhésion fondamentale à la liberté des échanges. En bref, l’Europe doit être ouverte, elle ne doit pas être offerte ! Et l’on peut désormais compter sur les parlementaires européens pour exercer cette vigilance.



Pour la politique de concurrence, le soutien aux technologies et aux champions européens a longtemps été réclamé en vain. On peut constater que face à la crise, sa gestion a été plus politique, c’est-à-dire volontariste et assouplie, démontrant ainsi qu’elle est capable d’œuvrer, non seulement pour le consommateur d’aujourd’hui, mais aussi pour le citoyen de demain. Il n’y a aucune raison d’être plus rigoureux que nos partenaires mondiaux dans la mise en œuvre des principes de liberté des échanges, de libre circulation et d’ouverture.

L’exemplarité ne saurait remplacer la réciprocité. Ce message est en train d’être perçu au niveau européen.



Car l’Union n’est pas une organisation internationale comme une autre. Elle est aujourd’hui encore trop conduite sur le mode diplomatique alors qu’elle demeure fondamentalement un projet politique. De cette confusion naissent les contradictions, les difficultés, les incompréhensions, voire les loupés comme avec la Turquie, que l’Union veut s’attacher et avec laquelle elle est en train de se fâcher. Le Conseil européen se montre désormais plus prudent.



Le projet européen n’est pas un projet de coopération régionale, il demeure un projet d’unification continentale, politique depuis l’origine, car l’Europe est le berceau d’une civilisation à l’échelle du monde et pas seulement l’addition de cultures nationales, finalement très récentes dans l’histoire. Les Européens en prennent conscience.



L’Union européenne n’est pas non plus seulement un concept ou une idée, comme on le dit trop souvent. C’est une réalité, composée d’Etats démocratiques et de peuples anciens comptant parmi les plus riches, les plus efficaces et les plus innovants de la planète. Elle est désormais incontournable sur la scène mondiale car présente partout. C’est la raison pour laquelle elle ne fera pas l’économie d’une réflexion sur son territoire, ses limites politiques, ses frontières, c’est-à-dire son identité. Cette idée progresse.



L’Union doit plus emprunter aux Etats qu’à l’ONU dans la mise en oeuvre de ses politiques, de son budget et la direction de ses personnels, car elle ne se contente déjà plus d’être la vitrine d’un idéalisme bon teint qui résulterait du plus petit dénominateur commun aux Etats membres et se limiterait à l’exercice du Soft Power. Elle est l’addition d’Etats forts et reconnus sur la scène mondiale. C’est ainsi qu’il faut analyser les développements récents, qui orientent incontestablement l’Europe vers un mode gestion plus intergouvernemental et plus différencié. L’épreuve de la crise a engendré un réalisme nouveau. Qu’importe dans les difficultés, que l’unification européenne avance par la méthode communautaire ou par la coopération intergouvernementale ; l’essentiel demeure qu’elle progresse à chaque instant et trouve les moyens de pérenniser, par la coopération, les acquis ainsi engrangés.





Le grand tournant de 2010



L’Union est confrontée, au-delà des difficultés économiques, à une crise de doute. Elle a résisté parce qu’elle est forte, riche et diverse. Les Européens ont un sort bien inviable par rapport à la plupart des peuples du monde et peuvent être fiers d’avoir anticipé, dès les années 1950, une mondialisation inéluctable. 



Pour que ces succès ne soient pas menacés, l’Union poursuit son intégration, qui concerne désormais des pans entiers des souverainetés nationales et même nos outils d’influence internationale vont peu à peu s’unifier sous l’égide du Service diplomatique commun. L’Europe a compris qu’elle ne peut risquer la marginalisation et la soumission aux intérêts des deux superpuissances probables du XXIème siècle, l’Amérique et la Chine. Le G2 n’a pas d’avenir ni de sens, un G3 apporterait davantage à la planète!



Dans ce contexte, l’Union se bat pour garantir son modèle favorable à la personne humaine et pas seulement avec sa bonne conscience. Cet apprentissage de la puissance nécessite une unité renouvelée. On doute d’elle souvent et pourtant on a tort. Chaque fois que nécessaire, un accord européen se noue, qui avance un peu plus vers l’unification politique du continent. Avec des décisions financières d’ampleur inégalées, engageant l’avenir, 2010 pourrait ainsi marquer un grand tournant dans l’histoire de la construction européenne.



Je ne nie pas la difficulté de cette unification, qui doit respecter le temps de l’homme, la richesse des identités et surmonter le poids de l’histoire. Mais je constate que la pression des circonstances et la nécessité poussent chaque fois un peu plus l’Europe à s’unir ; que les prétendues « crises européennes » se règlent toutes autour d’une table ; parce qu’au fond d’eux-mêmes les peuples européens adhèrent à ce projet, parce qu’il est raisonnable et humain, autant qu’il est unique dans l’histoire de l’humanité.