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Les Etats-nations sont-ils compatibles avec l'idée européenne?

Intervention de Jean-Dominique Giuliani à la conférence de la société de géographie sur le thème "l'identité européenne, ses fondements historique et géographique", 29 et 30 mars 2008

En évoquant le titre de cette communication, il est permis de s'interroger. Après tout, l'Union européenne a démontré cinquante-huit ans de compatibilité entre la construction communautaire et l'Etat-nation dont la conception française est d’ailleurs partagée par seulement quelques Etats membres. Nous retiendrons en effet comme définition que l'Etat-nation s'efforce de faire coïncider géographiquement deux entités: l'Etat, entité politique et géographiquement définie et la nation, qui est une construction politique a partir de l'unité culturelle ou ethnique d'un peuple. Apparue au 15ème siècle en Europe, pour donner au pouvoir politique une autre légitimité que celle de la religion, la théorie de l'État nation, dans son acception moderne, a été consacrée par la Révolution française et l'Europe du 19ème siècle. Les Lumières y sont pour beaucoup. La nation est un « principe spirituel, une âme, un vouloir-vivre collectif » telle est la définition qu'en donnait Ernest Renan dans sa célèbre conférence « Qu'est ce qu'une nation ? », donnée en Sorbonne le 11 mars 1882. Ce concept d'Etat-nation a donné naissance à la doctrine de la souveraineté nationale, exprimée pour la première fois clairement dans l'article 3 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, adoptée par l'Assemblée nationale française le 26 août 1789. Cet article dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ». Ainsi est né le principe des nationalités selon lequel les peuples ont le droit à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire à s'organiser en Etat. Toute nation a droit à devenir un Etat.



L'Etat dispose de la puissance légitime à l'extérieur comme à l'intérieur. Il fait appliquer les lois et représente un peuple « constitué » sur la scène internationale. Au regard de cette définition, il y a donc des nations sans Etat, les kurdes par exemple. Il y a des Etats qui ne sont pas des nations, au sens strict du terme, parce qu'ils manquent d'une unité politique s'incarnant dans une volonté collective nationale revendiquée. Quoiqu'il en soit, le concept moderne d'Etat-nation est revendiqué par la plupart des Etats reconnus par l'Organisation des Nations Unies et demeure la base des relations internationales.



De son coté, l'Union européenne est une construction sui generis, dont la spécificité est tout à fait évidente dans l'histoire des relations internationales. C'est une union d'Etats et de peuples, c'est-à-dire d'Etats souverains et de peuples qui ont leur propre histoire nationale mais qui sont d'ores et déjà représentés au sein de l'Union. 



S'interroger sur la compatibilité de la construction européenne et de l'Etat-nation, c'est se pencher sur les cinquante-huit années qui viennent de s'écouler. De ce point de vue, les résultats sont pour l'Union européenne positifs puisque les succès économiques sont au rendez-vous. Politiquement, il semble en aller différemment ; mais si l'on se réfère aux objectifs de l'Union européenne qui étaient, après un second conflit mondial particulièrement violent et meurtrier, de ramener la paix sur le continent ainsi que d’apporter la prospérité aux peuples qui l'habitent, on peut objectivement reconnaître qu’ils sont atteints. 



En revanche, cette lecture présente beaucoup d'intérêt pour analyser la situation présente et les évolutions possibles de l’Union, c’est-à-dire les relations entre les Etats-nation et l'Union européenne. De ce point de vue, trois remarques structureront cette communication.




L'Etat-nation est de plus en plus contesté mais il est tenace. 

L'Union européenne semble de plus en plus complexe mais elle est efficace. 

L'Union européenne propose-t-elle un modèle d'Etat non national?

 

 

I - L'Etat-nation de plus en plus contesté mais tenace

 

a) L'Etat-nation est de plus en plus contesté

 

Les échanges de biens de services et de capitaux ainsi que la libre circulation des idées et des personnes ont atteint un niveau inégalé dans l'histoire humaine. Ils enjambent les frontières, portant atteinte à l'exclusivité dont jouissaient les Etats pour les réguler et affectant leur légitimité à intervenir par la règle [1].

 

Cette ouverture généralisée s'est traduite par :

 

-         un développement des échanges qui a connu une accélération phénoménale.

Les exportations de marchandises représentaient en 1920 1% du PIB mondial ; elles représentent désormais 20% d'un PIB de 80 000 milliards de dollars environ [2]. A chaque période de relative paix mondiale a correspondu à un accroissement des échanges commerciaux. En revanche, la montée des nationalismes a généralement été marquée par un recul du commerce international. En 1950, le commerce des marchandises ne représentait plus que 5,5% du PIB mondial contre 9% en 1929. Depuis 1990, le monde connaît une phase d'intégration très rapide qui rappelle la fin du 19ème siècle et le début du 20ème [3]. Cette mondialisation, en effet, n'est pas sans précédent ; mais elle est plus forte et va plus loin que jamais. Les Etats-nation sont désormais dépendants de leur ouverture au commerce international.

 

-         L'information en temps réel et notamment la numérisation ont amplifié un phénomène lancé par la radio et la télévision. La communication est mondiale et globale.

 

Il y aurait plus d'un milliard et demi d'internautes en 2007 alors qu'il n'y en avait pas en 1993 ! Les taux de croissance des utilisateurs du web atteignent des chiffres astronomiques. Entre 2000 et 2007, ils seraient de 874% en Afrique, de 920% au Moyen-Orient et de 302% en Asie. Il est de 221% en Europe. L'information en temps réel prive les Etats de son contrôle et modèle une société mondiale dont on peine parfois à saisir les contours. Elle est mercantile, poussée vers la croissance économique. Mais elle favorise aussi la mobilité des hommes et la circulation des idées.

 

-         Les flux de capitaux ont atteint aussi des sommets inégalés.

Le mouvement de globalisation financière, quant à lui, est sans précédent dans l'histoire du monde. Ses effets sur le pouvoir de régulation des États-nation sont considérables. Ceux-ci ont perdu la capacité de les maîtriser ou de les contrôler tous seuls. Les experts s'interrogent d'ailleurs sur les risques que comporte cette situation. La « marchéisation du financement » [4] et l'imagination créative des financiers semblent sans borne et paraissent reléguer la dimension nationale à « l'âge des cavernes financier ». L'Etat, quant à lui, n'a plus le contrôle des flux financiers. La crise financière que nous vivons actuellement met en évidence cette absence de « gouvernance mondiale » que les Etats appellent en vain de leurs vœux.

 

-         Les mouvements de population se sont développés à un rythme très rapide.

On compte deux cents millions de migrants dans le monde en ce début d'année 2008. Aujourd'hui, l'immigration en Europe, venant d'Afrique et d'Asie, génère une mixité nouvelle qui engendre de plus en plus des problèmes. Les Etats-nation se croyaient mieux armés pour intégrer les populations immigrées. Ils n'y parviennent plus. En Europe comme aux Etats-Unis, l'Etat-nation traditionnel ne sait plus intégrer les nouveaux venus.

            23,7 millions de personnes ont été déplacées en 2006, 10 millions de réfugiés ont été comptabilisés en 2007. Un exemple européen fort est celui de l'Espagne qui a accueilli en cinq ans un peu moins de 5 millions d'immigrés. L'Allemagne dénombre trois millions de Turcs et la France plus de quatre millions d'immigrés. L'unité politique de ces nations s'en est trouvée ébranlée politiquement et déstabilisée socialement. Le principe d'intégration sur lequel reposaient les Etats-nation est de plus en plus remis en cause. L'esprit républicain français, le melting pot américain, le jus sanguini allemand, le droit d'asile britannique, sont tous interpellés et cette contestation nourrit une crise de légitimité de l'Etat-nation idéalisé.

      Telles sont les raisons pour lesquelles l'Etat-nation est de plus en plus contesté.

 

La contestation de l'Etat-nation

 

-         L'appartenance à une communauté nationale n'est plus une évidence.

            Sur le territoire des Etats, les identités nationales s'affaiblissent, contestées par les religions, les origines, les langues, qui poussent les individus à se rapprocher de leurs racines pour affirmer leur différence. Le régionalisme prospère jusqu'à la remise en cause de l'Etat en Espagne, au Royaume-Uni, en Italie. De nouveaux Etats se sont créés, notamment après la dislocation de l'Union soviétique, qui n'ont de nation que l'apparence et d'unité que l'opportunisme de certains de leurs dirigeants. Habiter un territoire et payer des impôts ne suffit plus pour partager la conscience d'appartenir à la même communauté et pour en accepter les règles. Le concept de nation est contesté par un certain cosmopolitisme.

 

-         Dans le même temps, la légitimité des Etats sur la scène internationale est attaquée

            Les acteurs internationaux non étatiques se multiplient. On sait que les grandes entreprises multinationales se sont depuis longtemps affranchies du cadre étatique trop étroit pour leur développement économique ; mais le nombre d'organisations non gouvernementales disposant d'un statut auprès des Nations Unies est passé de 40 en 1948 à 3052 en 2007. Ces ONG cultivent le droit d'ingérence, développent une pensée a-étatique médiatiquement mondialisée, profitent de l'information globale pour contester, parfois par l'action illégale les prérogatives étatiques traditionnelles. Les ONG sont les plus grands ennemis de l'Etat-nation.

 

-         Enfin, les groupes criminels et les mafias se sont affranchis des limites étatiques et interpellent les Etats de plus en plus contraints à coopérer pour avoir l'espoir de les mettre en échec.

On estime qu'aujourd'hui 800 000 personnes seraient ainsi victimes du pire des trafics, celui des êtres humains. Le crime défie l'Etat-nation. Tout semble donc se liguer contre le concept d'Etat-nation au point de le rendre peu à la mode et désuet.

 

    Une vague a-étatiste

 

Le concept de communauté internationale fondé sur des valeurs universelles qu'on oppose souvent aux Etats « bismarckiens » adeptes de la raison d'Etat en est une caractéristique. Les Etats sont contraints d'agir contre leur volonté pour venir au secours de populations en détresse, souvent sous la pression de l’opinion ou des lobbies. Ils sont même parfois contraints d'agir par la force. La Serbie a subi les bombardements de l’OTAN pour modifier sa politique envers le kosovo. Des règles qu'ils ont acceptées les contraignent à agir ou à s’abstenir d’agir, comme par exemple au sein de l'Union européenne, qui demeure ainsi le meilleur contre modèle de l'Etat-nation traditionnel. Il est à la mode de contester la légitimité de l'Etat-nation.

Pourtant, s'il n'en existe pratiquement plus d'exemple pur, l'Etat-nation retrouve une nouvelle jeunesse et profite du « vertige de la mondialisation », de ses inégalités et de ses ratés. Un mouvement paradoxal se profile ainsi, qui bénéficie à l'Etat-nation, réceptacle naturel d'un repli identitaire des peuples.

 

b) L'Etat-nation résiste, il est tenace

 

            Les opinions publiques sont préoccupées par la montée de l'insécurité, que ce soit sur le plan intérieur ou sur la scène internationale. Le crime organisé a profité de l'abaissement des frontières pour se développer. Les incertitudes s'accumulent, la prolifération nucléaire, le terrorisme, les changements de rapports de force. Tous les budgets de défense s'accroissent dans le monde, sauf en Europe. Dans ce contexte, l'Etat-nation reste le dernier rempart de la sécurité.

            Mais il est aussi celui qui répond le mieux à une quête d'identité nouvelle, remise au goût du jour par la mondialisation et la quête d’identité. Cette tendance s'exprime de diverses manières, sur les plans religieux, sectaires, régionalistes. Elle s'incarne dans la langue, facteur d'identité par excellence. L'individu, de plus en plus confronté directement à l'actualité mondiale et aux transformations, est comme pris de vertiges et ramené vers des espaces politiques connus et rassurant. L'Etat-nation en est un, notamment dans les pays démocratiques, car il est le seul à bénéficier de la légitimité que donne l'élection au suffrage universel direct. L'apparition de la démocratie, historiquement, s'est organisée autour de l'Etat-nation et beaucoup estiment qu'il est de ce fait, le seul cadre légitime de l'organisation sociale. L'Etat-nation apparaît donc, le plus souvent, comme l'organisation politique la plus légitime. Certains acteurs politiques, y compris en Europe, n'hésitent pas à flatter cette tendance jusqu'au nationalisme. Aucune puissance dans le monde ne rechigne à exciter le nationalisme face aux difficultés intérieures ou extérieures. Les drapeaux américains sont hissés sur les façades après le 11 septembre, la Chine réclame les excuses du Japon pour des exactions commises pendant la guerre, les hommes politiques russes du plus haut niveau mènent campagne contre l'Occident, le gouvernement du Tchad s'offusque au nom de l'indépendance nationale des interventions de la France sans laquelle il n'existerait pas ! L'analyse du populisme contemporain démontre l'importance des réflexes nationaux dans les dérives politiques. Le populisme fait le lit du nationalisme et vénère l'Etat-nation. Toute organisation humaine a tendance à se structurer selon la règle : "nous et les autres". La quête d'identité fait ainsi le jeu de l'Etat-nation qui reste l'environnement le plus rassurant.

        L'Etat nation a aussi un bel avenir devant lui. Les Etats prolifèrent. Le nombre d'Etats membres de l'ONU est passé de 51 en 1945 à 192 en 2007. Leurs 319 frontières internationales terrestres représentent aujourd'hui 250 000 kilomètres de séparations et de protections. Jamais la frontière n'a été aussi populaire, comme le met en évidence le récent ouvrage de Michel Foucher, « L'obsession des frontières » [5]. Depuis 1991, explique ce géographe, 26 000 kilomètres supplémentaires de frontières ont vu le jour et la multiplication des différends frontaliers a généré plus de 18 000 kilomètres de clôtures diverses, barbelés, murs, barrières. La communauté internationale, loin de s'organiser comme le souhaitait les wilsoniens de l'après-guerre, s'est montrée incapable de réformer l'Organisation des Nations Unies. Cet échec, pour l'instant non surmonté, est la revanche des Etats sur la mondialisation. Les Etats résistent à la mondialisation, à une nouvelle libéralisation des échanges, comme on le constate dans les négociations en cours à l'Organisation mondiale du commerce. L'Etat-nation demeure porteur de l'irrationnel des peuples et prend sa revanche sur la mondialisation. L'Etat-nation restera-t-il, ce qu'il est en passe de redevenir au début du 21ème siècle, c'est-à-dire le seul espace collectif qui garantit la sécurité et l'identité dans un monde globalisé qui écrase la diversité? Ou sommes-nous entrés dans une ère post-nationale comme certains l’affirment [6] ou l'appellent de leur vœux? Le 21ème siècle pourrait bien révéler quelques surprises, surgissant de nos certitudes. L'Union européenne, à cet égard, est un exemple particulièrement caractéristique.

 

 

II - L'Union européenne de plus en plus efficace

 

            Face à quelques certitudes mais aussi aux incertitudes du 21ème siècle, l'Union européenne apparaît une réponse originale aux relations difficiles entre l'Etat-nation et la mondialisation.

 

a) Les certitudes du 21ème siècle

 

Dans le siècle qui s'ouvre, quatre certitudes paraissent acquises

 

La taille compte. Dans le monde globalisé, la taille est un élément de la puissance mais elle n'est pas toujours suffisante lorsque l'organisation de l'Etat-continent choisit celle de l'Etat-nation. L'exemple de la lutte contre le terrorisme, de la guerre contre la terreur, la guerre d'Irak et les difficultés qu'elles posent à la première puissance mondiale montrent bien que celle-ci n'est pas suffisante. La rivalité avec la Chine, l'affaiblissement du dollar, la mauvaise image mondiale de la politique américaine ne renforcent pas le modèle américain. Ils l'affaiblissent. L'Etat-nation le plus puissant n'est pas épargné par la mondialisation. Ce qui est certain, c'est qu'un Etat-nation qui n'a pas la taille pertinente au 21ème siècle ne comptera pas. Telle est l'une des raisons pour lesquelles le choix européen est et demeure pertinent.

 

On assiste à des regroupements d'Etats-nation. Ils se multiplient et se multiplieront. Les succès de l'Union européenne font des émules grâce à l’exemplarité d’une méthode originale qui permet de regrouper ses forces tout en préservant l'Etat-nation. Le nombre de regroupements d'Etats s'est accru. Aucune région au monde n'y échappe. Avec plus ou moins de succès, les Etats sont organisés sur un monde mode régional (APEC, ASEAN, SADC, MERCOSUR, ALENA) [7] ou bien sur un mode fonctionnel (OPEP [8]), voire religieux (OCI [9]), ou inspiré du modèle national (Ligue arabe, OUA, Union africaine, CEI) [10], voire en alliance opérationnelle effective (OTAN) [11]. Les Etats-nation sont à la recherche d'amplificateurs de leurs voix dans la mondialisation même lorsque leur taille est importante.

 

L'ère des Empires est terminée. L'esprit impérial est contesté. Les évènements du début de ce siècle laissent entrevoir la fin des Empires traditionnels. L'opinion internationale naissante et les règles multilatérales existant contraignent les Etats-nation. La posture impériale n'est plus acceptée et menace les Etats-nation de grande taille qui auraient pour tendance à agir comme au 19ème siècle. C’est, par exemple, le cas de la Russie. Les Etats-Unis eux-mêmes sont régulièrement mis en minorité à l'ONU [12] ou à l'UNESCO [13]. En effet, l'usage de la force trouve ses limites dans le développement de l'information et des échanges, dans la promotion de la démocratie. On ne fait pas facilement la guerre à celui qu'on connaît et avec qui on commerce. Le spectacle de la guerre, des massacres ou des drames humanitaires modèlent l'opinion et influent fortement sur les gouvernants. Les conflits sont évidemment toujours possibles mais ils pourraient rester circonscrits et limités. Une mondialisation tempérée par une responsabilité et une solidarité mondiale à organiser est probablement la seule durable.

 

Peut-on affirmer pour autant que seuls les Etats-nation de grande taille survivront? Le concept d'intérêt national demeure pour longtemps la référence dans les relations internationales. Les Etats-nation de taille continentale demeurent les prescripteurs incontournables de la régulation internationale, comme on le voit dans les négociations commerciales du cycle de Doha. Ils s'imposent peu à peu même s’ils sont contestés et attaqués de toute part.

 

b) La surprise de la fin du 20ème siècle : l’Union européenne

 

            L’Union européenne, certes aujourd’hui malmenée voire contestée, demeure l’une des plus grandes réalisations pacifiques regroupant des Etats-nation dans l’histoire de l’humanité. Son apparition sur la scène internationale est donc une des surprises de la fin du 20ème siècle. Elle comptera au 21ème siècle. On peut en effet considérer au regard de son action, que l’Union européenne est de plus en plus efficace même si sa construction longue et patiente ne laisse pas d’interpeller. 

            Plus de six traités successifs ont précédé le Traité de Lisbonne. Ils ont conféré à l’Union européenne des compétences fédérales dans un certain nombre de domaines importants : l’union douanière, la politique commerciale, l’agriculture, la pêche, la politique de concurrence et plus important encore, la monnaie. Quelles que soient les appréciations qu’on porte sur les politiques de l’Union, celles-ci demeurent incontestablement à la mesure des défis posés aux Etats-nation européens en ce début de 21ème siècle. Néanmoins, ces compétences fédérales demeurent limitées en nombre. Elles sont complétées par des compétences partagées comme, par exemple, en matière d’environnement, de transport, de recherche. Les Etats membres européens gardent par ailleurs en matière d’éducation, de santé, de systèmes de protection sociale, de défense et de politique étrangère une compétence exclusive. Cette construction fédéraliste à l’envers, à partir d’Etats nations préexistants est aussi une expérience historique unique. Les résultats en sont positifs bien que contrastés. L’Union européenne est devenue le premier pôle de richesse dans le monde avec plus de 21% du PIB mondial mais elle peine à s’affirmer sur le plan diplomatique et militaire. Elle inaugure donc une sorte de soft power : ses normes, ses pratiques, ses valeurs s’exportent bien sûr à ses frontières mais au-delà encore. Son essence même en fait un acteur international pacifique, et parfois passif, dans la résolution des grandes crises comme par exemple au Proche Orient.

            Avec le Traité de Lisbonne, un nouveau pas pourrait être franchi en réussissant la réforme des institutions européennes après laquelle l’Union court depuis plus de dix ans. L’essentiel du Traité de Lisbonne concerne d’une part des méthodes de prise de décisions plus efficaces en généralisant le vote à la majorité qualifiée à l’exception de la politique étrangère et de la défense, en organisant la possibilité pour un « noyau dur » d’Etats membres désireux d’aller de l’avant, de pouvoir le faire dans le cadre du Traité qui rassemble, lui, vingt-sept Etats souverains. Cette nouvelle méthode, consacrant la différenciation selon laquelle l’Union européenne a progressé ces dernières années, généralise et institutionnalise la coopération renforcée et permet à neuf Etats d’avancer seuls vers plus d’intégration tout en restant dans le cadre des traités. S’agissant des questions institutionnelles, on sait que le Traité de Lisbonne donne une voix et un visage à l’Union européenne pour répondre à l’interpellation jadis lancée par Henry Kissinger, secrétaire d’Etat américain, « L’Europe, quel numéro de téléphone ?». Désormais, un président du Conseil européen incarnera le Conseil c’est-à-dire le collège des chefs d’Etat et du gouvernement et un ministre des affaires étrangères, en réalité « Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune », sera nommé par eux, dirigera un service diplomatique et cumulera la qualité de vice-président de la Commission européenne, c’est-à-dire qu’il disposera des moyens de l’exécutif européen et qu’il sera investi par le Parlement européen. Cette réforme institutionnelle est couronnée par une modification du poids des Etats au Conseil qui tient compte de la population et par de nouvelles procédures de décision permettant des décisions plus faciles et plus rapides. Le Parlement européen acquiert un statut de législateur à part entière, introduisant plus de démocratie dans le processus de décision.

On ne saurait pour autant minimiser les difficultés rencontrées par l’Union européenne dont tous les traités doivent être ratifiés par chacun des Etats membres selon leurs propres procédures. En 2005, les « non » français et néerlandais ont interrompu les processus de décisions de ratification de la Constitution européenne, le Royaume-Uni profitant de cette occasion pour éviter un référendum problématique sur le plan intérieur. En 2008, l’Irlande a refusé par référendum le Traité de Lisbonne dont la ratification se poursuit néanmoins. Beaucoup serait à dire et à analyser quant aux relations entre les peuples et l’Union européenne dans leur quête commune de sens et d’identité. Il n’en demeure pas moins que se continue le processus d’intégration et que le Traité de Lisbonne consacrera l’émergence d’un Parlement européen réellement démocratique et disposant de prérogatives importantes. Il introduit plus de transparence et de démocratie dans le fonctionnement des institutions européennes. Le modèle européen, loin d’être affaibli par les crises récurrentes et les difficultés tenant à son essence même, c’est-à-dire une union d’Etats souverains, continue à développer son projet, unique et original et à susciter l’intérêt. Jamais l’Union européenne n’a fait l’objet d’autant de demandes d’immigration, voire d’adhésion. On peut s’interroger sur l’évolution du modèle, il pose néanmoins de nouvelles questions dans l’ordre international et notamment celle-ci : « L’Union européenne est-elle un nouveau modèle d’Etat non national ? ».

 

 

III – L’Union européenne vers un Etat non national ?

 

            On peut ergoter longtemps sur le modèle inachevé de l’Union européenne en perpétuelle construction. L’image la comparant à un vélo qui ne peut qu’avancer au risque de tomber en position stationnaire, correspond assez bien à la réalité. Néanmoins, le modèle a lui-même évolué depuis l’origine et les Etats membres ont tenu compte du passé récent. L’Union européenne est aujourd’hui à la fois plus intergouvernementale qu’à l’origine et plus fédérale qu’elle ne l’a jamais été.

 

a)      L’Union européenne dispose de plus en plus de compétences de caractère étatique

 

L’Union européenne dispose de compétences partagées avec les Etats mais également des compétences exclusives de type fédéral. Elle se différencie des organisations internationales classiques par son modèle d’intégration qui va au-delà de la coopération traditionnelle entre Etats : les Etats membres ont délégué une partie de leurs compétences aux institutions communautaires.

Cela signifie que les mesures que prennent les Etats membres ne peuvent entraver la mise en œuvre efficace des objectifs de l’Union que dans les limites prévues par celle-ci. Ces compétences, même si peu nombreuses, sont des compétences d’Etat.

En outre, l’Union partage avec les Etats membres d’autres compétences. Les Etats demeurent compétents aussi longtemps que la Communauté n’est pas intervenue. Le Traité de Lisbonne prévoit que de nouvelles compétences passent du champ d’action exclusif des États à la liste des compétences partagées. On peut ainsi citer l’espace de liberté, de sécurité et de justice (dont l’immigration et le droit d’asile), la coopération judiciaire et pénale, la politique de l’énergie, des transports et de l’espace. Il s’agit là de nouvelles avancées vers plus d’intégration.

Pourtant, même si l’Union dispose de beaucoup de compétences étatiques, les identités nationales sont respectées.

 

b)      Le respect des identités nationales

 

L’architecture institutionnelle de l’Union européenne est une construction inédite. Les deux institutions qui disposent du pouvoir quasi-législatif sont le Conseil représentant les Etats, et le Parlement européen, représentant les citoyens, et dont le rôle n’a pas cessé de se renforcer. La Commission dispose seule de l’initiative des lois et de la possibilité d’exécuter, de traduire dans les règlements les décisions de caractère législatif, étant entendu que celles-ci sont toujours appliquées in fine par les Etats-membres. Ainsi, l’Union bénéficie d’un cadre institutionnel unique dans lequel les trois institutions précitées constituent le « triangle institutionnel ». Ces institutions assurent des fonctions de type étatique telle que la fonction normative générale ou législative, la fonction exécutive, les relations extérieures et la gestion des ressources financières. Ces institutions travaillent en collaboration avec les institutions nationales, préservant ainsi les identités nationales.

D’ailleurs, un des principes fondamentaux au sein de l’Union européenne reste celui de la subsidiarité. En effet, selon ce principe introduit par le Traité de Maastricht [14], « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ». La subsidiarité s’inscrit ainsi dans la perspective de la démocratie délibérative. Chaque Etat peut ainsi exprimer ses préférences. Cela exige des débats et des délibérations, parfois jugées excessives. Toutes les opinions de tous les Etats membres, peuvent être entendues. Aussi, même si ils n’en n’ont pas toujours conscience, les fonctionnaires locaux relèvent d’un ensemble plus important que le simple ensemble national ; ils participent eux aussi à la construction européenne.

Le principe de respect des identités nationales reçoit une formulation plus détaillée à l'article 4 du Traité de Lisbonne puisqu’il dispose que« l'Union respecte (...) l'identité nationale des Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l'autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l'Etat, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque Etat membre ».

Le respect des identités nationales est indispensable afin de préserver les cultures, traditions et langues différentes que compte l’Europe, qui sont un atout pour celle-ci, comme le souligne sa devise « Unis dans la diversité ».

 

 

 

En conclusion, il est donc possible de s’interroger sur le caractère étatique ou non de l’Union européenne. L'Union européenne est une construction sui generis, dont la spécificité est tout à fait évidente dans l'histoire des relations internationales. C'est une union d'Etats et de peuples, c'est-à-dire d'Etats souverains et de peuples qui ont leur propre histoire nationale mais qui sont d'ores et déjà représentés au sein de l'Union. Par exemple, les députés du Parlement européen sont élus au suffrage universel direct ce qui permet de préserver les identités nationales tout en donnant des compétences à l’Union. Cette Union reste aujourd’hui en quête d’une véritable identité politique commune. A l’échelle du monde, il est facile de l’identifier autour de valeurs démocratiques et d’une histoire riche et souvent tragique. A l’échelle de nos Etats, ce sont souvent les différences qui sont mises en avant, comme autant de nuances difficiles à concilier.

Or, la conscience d’une identité européenne, reposant sur des valeurs communes, est nécessaire car elle permet de garantir la cohérence du projet européen par l’adhésion des citoyens. Cette identité se manifeste par des valeurs spécifiques en matière sociale et économique ainsi que par un héritage culturel et un espace juridique communs. L’Union a par ailleurs une identité politique de plus en plus prononcée notamment en matière de démocratie. La Charte des droits fondamentaux, proclamée au Conseil européen de Nice, en décembre 2001, et reprise dans le Traité de Lisbonne, illustre ainsi très bien ce propos.

 

Toutefois, la construction d’une identité commune à tous les Etats membres, et donc supranationale, ne doit pas empêcher les identités nationales d’exister. L’Union doit donc bâtir son unité tout en respectant sa diversité. Ainsi, elle tente de développer une démocratie post-nationale, exercice inédit dans l’histoire. Pour l’instant, la compatibilité entre construction communautaire et Etat-nation est démontrée par les faits. Il n’existe alors aucune raison qui s’oppose à ce que ces deux principes coexistent et poursuivent la construction d’une modèle original, sauf le manque de volonté et les divisions politiques des dirigeants et bien sûr des peuples européens.





[1] Sauf mention contraire, les données statistiques qui suivent sont extraites des publications des organismes suivants : Banque mondiale, Centre d’analyse stratégique, CIA, Commission européenne, Eurostat, Fondation Robert Schuman, Fonds Monétaire International, Forum Economique Mondial, Ministère des Affaires étrangères français, OCDE et Internet World Stats Usage and Population Statistics




[2] Nichols Crafts, Anthony J ; Venavles, “Globalization in History : a Geographical Perspective”, papier préparé pour la conférence du National Bureau of Economic Research (NBER) sur “Globalization in Historical Perspectives”, octobre 2001; Disponible dans Michael D. Bordo, Alan M. Taylor, Jeffrey G. Williamson (eds.), Globalization in History : a Geographical Perspective, Chicago, the University of Chicago Press, 2003.



[3] Kevin H. O’Rourke, “Europe and the Causes of Globalization, 1790 to 2000”, papier présenté à la conference de l’Institut universitaire des Hautes Etudes Internationales (HEI) sur le thème “Globalisation et relations internationales au 21ème siècle », juin 2002, disponible sur Henryk Kierzkowski (ed.), Europe and Globalization, New York, Palgrave-Macmillan, 2002.



[4] Marc Flandreau, « Les débuts de l’histoire : globalisation financière et relations internationales », Politique internationale, 2000, 3-4.



[5] Michel Foucher, L'obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007.



[6] Thierry Wolton, La fin des nations, Paris, Plon, 2002.



[7] APEC : Coopération économique pour l’Asie-Pacifique, ASEAN : Association des nations de l’Asie du Sud-Est, SADC : Communauté de développement de l’Afrique australe, MERCOSUR : Marché commun du Sud, ALENA : Accord de Libre-échange Nord-américain



[8] OPEP : Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole



[9] OCI : Organisation de la Conférence islamique



[10] OUA : Organisation de l’Unité Africaine, CEI : Communauté des Etats indépendants



[11] OTAN : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord



[12] ONU : Organisation des Nations Unies



[13] UNESCO : Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture



[14] Article 5 du Traité CE.