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L’Europe de la défense à l'aube de la présidence française de l’Union européenne

Article publié dans la Revue "Défense nationale et sécurité collective", Juillet 2008

1998-2008 : dix ans se sont écoulés depuis la signature de l’accord de St-Malo entre Tony Blair et Jacques Chirac, donnant naissance à la Politique étrangère et de sécurité commune (PESD). En l’espace d’une décennie, le contexte stratégique a fortement changé : montée de la violence au Proche-Orient, aggravation des tensions avec la Russie, érosion du prestige et de la puissance des États-Unis, sans parler des menaces plus transversales que constituent la prolifération nucléaire, le réchauffement climatique ou encore l’approvisionnement énergétique. Les Européens sont confrontés à une dégradation accélérée de leur sécurité collective. 



Face à cette situation, il est plus nécessaire encore que les États membres aient une vision commune du monde extérieur et qu’ils progressent dans la mise en place d’une véritable politique européenne étrangère de sécurité et de défense. C’est l’une des priorités de la présidence française de l’Union européenne qui se tiendra au second semestre 2008. Le président Sarkozy a annoncé son souhait que la France réintègre les structures de commandement intégré de l’OTAN et de voir se rapprocher l’Alliance atlantique et la PESD. Selon l’Eurobaromètre publié en septembre 2007, 75% des Européens interrogés soutiennent la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) tandis que 68% d’entre eux appuient la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)1 .



Nicolas Sarkozy doit donc profiter de ce regain d’intérêt des Européens pour les questions de défense et de cette opinion publique favorable pour amener les gouvernements européens à assumer clairement leurs responsabilités : l’Europe ne peut être une seule puissance économique, elle doit être à même d’assurer sa défense et sa protection ne serait-ce que pour défendre sa place dans le monde et ses valeurs.

Facilitée par les dispositions institutionnelles prévues dans le traité de Lisbonne, cette relance de l’Europe de la défense est néanmoins confrontée à certains défis financiers et technologiques. Enfin, il convient de s’interroger sur le rôle que pourrait jouer la France dans la relance de cette politique durant la présidence française de l’Union européenne.




I. Le traité de Lisbonne, nouveau cadre institutionnel pour l’Europe de la défense



Alors que les politiques étrangère et de défense sont traditionnellement placées au cœur des prérogatives régaliennes, elles se développent depuis quelques années au niveau européen et ont été institutionnalisées par le traité de Maastricht dans le « deuxième pilier » intergouvernemental. Depuis le sommet de St-Malo en 1998, des innovations substantielles ont été réalisées : création de forces européennes, Headline goal, opérations militaires de l’UE, création de battlegroups, Agence européenne de défense, etc. Toutefois, malgré cette « européanisation », le cadre national reste le plus structurant pour l’élaboration des politiques de défense. 



L’adoption du traité de Lisbonne pourrait néanmoins apporter de nouvelles ressources institutionnelles pouvant favoriser la création de consensus entre les États de l’Union européenne sur les questions de politique étrangère et de défense.

D’une part, le traité prévoit la création d’un poste de Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui fusionne les postes actuels de Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (Javier Solana) et de commissaire européen chargé des relations extérieures (Benita Ferrero-Waldner). Ainsi, l’Union européenne disposera d’un représentant extérieur unique sur la scène internationale qui bénéficiera d’un service diplomatique européen et des capacités administratives et financières de la Commission . D’autre part, le traité de Lisbonne introduit deux clauses, l’une de défense mutuelle et l’autre de solidarité, et étend les possibilités d’actions de l’Union européenne à la lutte contre le terrorisme, aux missions de prévention des conflits et aux missions de stabilisation post-conflit notamment. Ensuite, il introduit la « coopération structurée permanente », ouverte aux États qui s’engageront à participer aux principaux programmes européens d’équipement militaire et à fournir des unités de combat immédiatement disponibles pour l’Union européenne. Enfin, il consacre l’existence de l’Agence européenne de défense, dans la perspective de développer une réelle politique européenne de l’armement et de coordonner l’effort d’équipement des différentes armées nationales. 



Si ces nouveaux instruments sont susceptibles de favoriser l’européanisation des politiques de défense, il faut souligner que le vote à l’unanimité demeure requis dans les domaines de la politique étrangère et la politique de sécurité, ce qui peut être source de blocages. Pour les contourner, le traité de Lisbonne reprend le dispositif des « coopérations renforcées » prévu dans le traité constitutionnel (et dans celui d’Amsterdam mais jamais utilisé) et en assouplit les modalités de recours. Ce mécanisme permet aux pays volontaires d’engager ensemble une action commune dans un domaine précis, tout en laissant la possibilité aux autres Etats de les rejoindre ultérieurement. Le traité de Lisbonne prend acte de l’hétérogénéité des intérêts dans une Union à 27 mais il  offre des possibilités d’actions communes2  : c’est le principe de la différenciation qui s’applique désormais à la défense, comme cela est déjà le cas pour l’euro ou l’espace Schengen. 



Si ces instruments institutionnels sont prometteurs pour le développement de l’Europe de la défense, celle-ci est aujourd’hui confrontée à un certain nombre de défis financiers et technologiques. 





II. Quels défis pour l’Europe de la défense3



Tout d’abord, l’Europe de la défense implique la création d’un marché européen des industries de défense en fédérant les intérêts industriels plutôt qu’en imposant d’en haut des coopérations institutionnelles. S’il est un domaine dans lequel la préférence communautaire a un sens, c’est bien celui de la défense : il convient donc de protéger le marché intérieur européen de l’armement en réservant l’ouverture des marchés nationaux de défense aux seuls échanges intra-communautaires. Le rôle premier de l’Agence européenne de défense (AED) consiste à stimuler la collaboration des industriels en la soutenant financièrement : elle doit donc permettre de jeter les bases d’une vraie politique européenne de l’armement. 



L’Europe doit par ailleurs accepter une réalité nouvelle : celle de l’augmentation de tous les budgets militaires dans le monde, en partie liée au coût croissant des équipements militaires. Compte tenu du contexte stratégique actuel et de la vitesse de développement des technologies, elle ne doit pas se laisser dépasser car un décrochage technologique ne se rattrape pas. L’Europe doit se décider à augmenter ses investissements dans la recherche militaire et à pérenniser ses moyens pour financer dans la durée des programmes industriels structurants pour la défense européenne. Si elle ne veut pas accroître ses dépenses militaires, ce qui est déjà dangereux, elle doit au moins fusionner et amplifier son effort de recherche.



En effet, l’Europe ne peut pas se contenter d’imaginer ses équipements militaires à l’aune des seuls défis stratégique actuels. Sa politique de recherche, y compris dans le domaine militaire, doit s’inscrire dans une vision plus large. La force et le succès économiques dépendent de la vigueur de la recherche, des inventions technologiques et de leur industrialisation : cela vaut non seulement dans le domaine civil, mais aussi militaire. En outre, les technologies actuelles étant pratiquement toutes duales, les interactions entre recherche militaire et recherche civile sont donc permanentes et à double sens. 



Enfin, il conviendra vraisemblablement de constituer, avec les États membres qui l’accepteront, des capacités militaires opérationnelles à la carte, plutôt qu’une Europe de la défense avec le même menu pour tous. La différenciation institutionnelle s’applique également aux moyens. Ces enjeux financiers et technologiques, associés aux modifications induites par le traité de Lisbonne, devront être pris en compte pour la relance de l’Europe de la défense.





III. La présidence française de l’Union européenne, nouvel élan pour la PESD ?



Pour Nicolas Sarkozy, « Face à l’ampleur des menaces et des crises, le développement d’une Europe de la défense efficace est une nécessité stratégique »4 . Il est donc logique que la France ait fait du développement de l’Europe de la défense l’une des priorités de sa présidence du Conseil de l’Union européenne, au second semestre 2008. Cela l’est d’autant plus qu’elle est bien placée pour donner un nouvel élan à cette politique. 



La France dispose en effet de nombreuses caractéristiques faisant d’elle un État crédible dans le domaine de la défense. D’une part, elle possède une culture de puissance : elle a longtemps été une grande puissance économique à l’échelle mondiale ; au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle a été considérée comme l’un des cinq « Grands » et sa culture lui permet d’assurer un rayonnement international. Ensuite, la France dispose de capacités importantes sur le plan militaire et est présente dans de nombreuses opérations menées dans le cadre des Nations Unies, de l’OTAN mais aussi dans celui de la PESD. Enfin, la France possède l’arme nucléaire et un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. 



Depuis le début de la construction européenne, la France a toujours cherché à susciter l’émergence, sur la scène internationale, d’une Europe pleinement indépendante, à même de tenir son rang aux côtés des deux autres grandes puissances. Elle est généralement parvenue à combiner deux visions différentes de « l’Europe » : l’Europe des « Pères fondateurs », visant à mettre en commun les intérêts des États membres pour créer un intérêt européen et celle de l’Europe « multiplicateur de puissance », chère au Général de Gaulle5 . Au fil des élargissements et de l’approfondissement de l’Union européenne, mais aussi de la fin de la Guerre froide, on a assisté à une érosion de la relation transatlantique et l’échelle mondiale est devenue incontournable. Néanmoins, les nouveaux États membres de l’Union européenne ont continué à considérer les États-Unis, par le biais de l’OTAN, comme la garantie de leur sécurité collective. Plusieurs États considèrent d’ailleurs que l’OTAN a une fonction politique d’équilibre entre les États européens. L’opposition entre les États européens sur la question de la sécurité s’est fortement manifestée lors de la guerre en Irak en 2003 : elle avait permis de montrer la divergence des positions européennes en matière de politique extérieure et le « télescopage » entre le projet de réconciliation continentale et celui « d’Europe puissance ». Toutefois, les gouvernements européens prennent progressivement conscience du fait qu’ils doivent se doter de moyens de défense propres pour protéger leurs intérêts sur la scène mondiale et renforcer leur influence politique sur les enjeux internationaux. On assiste désormais à une évolution positive de la relation entre l’OTAN et la PESD.



Nicolas Sarkozy est convaincu que le rapprochement avec l’OTAN est la condition sine qua non d’une relance de la politique de défense commune : « Je souhaite que dans les prochains mois nous avancions de front vers le renforcement de l’Europe de la défense et vers la rénovation de l’OTAN et donc de sa relation avec la France. Les deux vont ensemble. Une Europe de la défense indépendante et une Organisation atlantique où nous prendrions toute notre place»6 . Il n’a cessé de multiplier les rencontres avec son homologue américain pour lui montrer que l’Europe de la défense ne se voyait pas comme un contrepoids à la puissance américaine et il a fait valoir les complémentarités stratégiques fonctionnelles et opérationnelles de l’Union européenne et de l’OTAN. L’Alliance atlantique doit être réservée aux interventions les plus lourdes qui dépassent le cadre géographique européen. L’Union européenne doit quant à elle être privilégiée pour les opérations sur le continent européen, où elle a vocation à remplacer l’OTAN, et pour les opérations civilo-militaires pour lesquelles elle dispose d’une plus grande expérience. Par ailleurs, les gouvernements européens doivent prendre conscience du fait que l’Europe n’est plus une priorité stratégique des États-Unis : leur sécurité ne peut donc plus reposer uniquement sur la présence américaine et sur une stratégie passive. Ce rapprochement de l’OTAN et de l’Union européenne doit se faire parallèlement à un rapprochement de la France vers l’OTAN : Nicolas Sarkozy négocie actuellement la réintégration de la France dans la structure de commandement intégré lors du 60ème sommet de l’OTAN en 2009. 



Pour faire avancer l’Europe de la défense, Nicolas Sarkozy sera confronté à un deuxième obstacle, celui des capacités, obstacle qu’il n’est pas facile de surmonter7  : les Européens ne dépensent pas suffisamment pour leur sécurité. Comme il l’a annoncé, « nos deux budgets de défense [britannique et français] représentent les deux tiers du total de ceux des 25 autres pays de l'Union, et nos budgets de recherche de défense, le double. […] On ne peut pas continuer avec quatre pays [Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni] qui payent pour la sécurité de tous les autres8 » . L’une des solutions pour inciter les États à augmenter leurs budgets de défense consisterait à créer des objectifs chiffrés, comme ce fut le cas pour l’Union économique et monétaire, dans le cadre de « coopérations structurées permanentes ». Toutefois, ces objectifs seraient plutôt à la carte qu’au menu, de manière à saluer les efforts des pays les plus petits ou les moins riches. 



Le président Sarkozy pourrait également saisir l’opportunité de la présidence française de l’Union européenne pour actualiser la Stratégie européenne de sécurité de 2003, afin de prendre en compte les évolutions actuelles de la situation internationale, et pour améliorer la capacité de planification européenne.



On attend de la présidence française que l’enthousiasme et la force de conviction de Nicolas Sarkozy surmontent les traditionnelles oppositions de certains, l’indifférence des autres et entraînent ceux qui attendent la construction progressive d’une capacité militaire européenne qui soit propre à une Union de plus en plus impliquée dans les affaires du monde. 





Conclusion



Si le traité de Lisbonne offre de nouveaux instruments à la politique européenne de défense, il ne permet pas de répondre à tous les défis financiers et technologiques lancées à la défense européenne. Les États européens doivent prendre conscience de l’importance des efforts qu’ils doivent fournir en termes d’investissement et de recherche notamment.

Alors que l’on a longtemps pensé que la relance de l’Europe de la défense passerait par le Royaume-Uni, il semble que la donne ait changé et que les États-Unis soient susceptibles de jouer un rôle plus important en soutenant les efforts européens d’autonomie.



La présidence française du Conseil de l’Union européenne a le mérite de faire de cette politique l’une de ses priorités. Nicolas Sarkozy devra néanmoins veiller à trouver un équilibre entre les intérêts des différents États membres s’il veut trouver un consensus acceptable par tous dans ce domaine éminemment politique. 





[1] Commission européenne, Eurobaromètre 66. L’opinion publique dans l’Union européenne, septembre 2007, 481 p.

[2]Pour des éléments plus précis sur ce point, cf. T. Chopin, « Traité modificatif. La relance institutionnelle de l’Union européenne », in T. de Montbrial et P. Moreau-Defarges (dir.), Ramses 2008, (Dunod – IFRI, 2007).

[3]Voir J.-D. Giuliani, « Comment relancer l’Europe de la Défense ? », in T. Chopin, M. Foucher (dir.), L’état de l’Union 2008. Rapport Schuman sur l’Europe, Éditions Lignes de Repères, 2008.

[4] N. Sarkozy, Vœux aux corps diplomatiques, Paris, 18 janvier 2008,
http://www.elysee.fr/documents/index.phpmode=cview&press_id=907&cat_id=7&lang=fr 

[5] Voir T. Chopin, Q. Perret, « Le retour de la France en Europe… pour quelle vision de l’Europe dans le monde ? », Questions d’Europe n°62, Fondation Robert Schuman, 21 mai 2007

[6 Discours de N. Sarkozy lors de l’ouverture de la 15ème Conférence des ambassadeurs, Paris, 27 août 2007, http://www.elysee.fr/download/?mode=press&filename=embassadeur-27-08-07.pdf

[7] Voir J. Vaïsse, « Sarkozy au volant de l’Europe : ce qu’il faut attendre de la présidence française de l’Union européenne », juillet-décembre 2008, Questions d’Europe n°102, Fondation Robert Schuman, juin 2008.

[8] Discours de Nicolas Sarkozy lors de l’ouverture de la 15ème Conférence des ambassadeurs, Paris, 27 août 2007,
http://www.elysee.fr/download/?mode=press&filename=embassadeur-27-08-07.pdf