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L’élargissement de l'Europe, comment et jusqu'où?

Principaux extraits du livre « L’élargissement de l’Europe », collection "Que sais-je", aux Presses Universitaires de France, 2004.

L’élargissement de l’Europe devient, en 2004, une problématique essentielle pour l’Union européenne.

Avec, pour la première fois, l’arrivée en son sein de pays tombés sous le joug soviétique pendant 50 ans après la seconde guerre mondiale, le 5ème agrandissement prend une dimension stratégique majeure que met en évidence l’adhésion simultanée de plusieurs d’entre eux à l’Organisation de Traité de l’Atlantique Nord. Les Anglo-saxons parlent d’ailleurs volontiers de l’expansion de l’Europe. Ils ont tous célébré l’événement, peut-être plus que nous.

 

Créée dans les sursauts de l’immédiat après-guerre, lancée par la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman, instituée par le Traité de Rome de 1957, la Communauté européenne, devenue depuis l’Union européenne, n’a cessé de s’élargir. Des 6 membres fondateurs, il reste un souffle et un esprit, mais aussi l’essentiel d’une construction d’abord économique qui a vocation à acquérir une dimension politique : des institutions et des règles de droit.

C’est un vrai succès insuffisamment relevé. L’unité pacifique d’un continent au moyen de la solidarité et du développement économique reste une expérience inédite à ce jour dans le monde.

Depuis le 1er mai 2004, l’Union compte 25 membres.

Cet élargissement est le plus important par le nombre d’Etats concernés : 10.

Il tranche sur les précédents agrandissements en 1973 (Danemark, Irlande, Royaume-Uni), en 1981 (Grèce), 1986 (Espagne et Portugal) et 1995 (Autriche, Finlande, Suède).

 

La réunification politique de l’Europe est une vraie satisfaction pour l’Union. Elle déclenche aussi de nouvelles demandes pour rejoindre « l’aimant doré du continent » , garantie de la stabilité, condition de la prospérité et espace de liberté.

Cette accélération de l’histoire interpelle l’Europe. Les pays des Balkans veulent la rejoindre. L’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie la convoitent. Bien plus, la Turquie, entend maintenant adhérer pleinement à l’Union et débuter rapidement les négociations réglementaires à cette fin. Pour la première fois, l’Europe est confrontée à la demande d’adhésion d’un Etat qui n’appartient pas géographiquement au continent européen. Elle se divise sur le sort à réserver à cette pression qui risque d’en engendrer d’autres autour du bassin méditerranéen ou dans le Caucase. Les opinions publiques s’emparent de la question. L’élargissement de l’Europe est-il en train de devenir une question centrale pour la politique européenne.



Des réponses aux questions qu’il pose dépend en grande partie l’avenir du seul véritable succès politique de l’Europe au 20ème siècle : son union.

 

 

Le cinquième élargissement



                     

Le 22 juin 1993, les chefs d’État et de gouvernement des Quinze, réunis à Copenhague, décident d’élargir l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale. Il faut tirer les conséquences de la chute du mur de Berlin. Moralement, l’Europe doit tendre la main à ceux que le rideau de fer avait rejetés à l’Est. Il est temps de mettre fin à la division du continent. Neuf ans plus tard, les négociations d’adhésion sont closes avec les dix pays candidats, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, Chypre et Malte.



Le processus d’adhésion s’est déroulé rapidement. L’économie de l’élargissement est désormais connue.



Malgré les difficultés techniques que représente un tel exercice, les négociations d’adhésion ont été menées « bon train ». Elles sont entrées dans les détails. La reprise de « l’acquis communautaire », soit environ 80 000 pages de journal officiel des Communautés a été constaté avec un certain nombre d’exemptions, de mesures transitoires et d’adaptation qui ne remettent en rien en cause ce que l’Union européenne a construit depuis ses origines.



En 2003, les pays candidats ont tous ratifié leur adhésion, par référendum, à de très fortes majorités, suivis par les parlements des Etats membres.



Le 16 avril 2003 le Traité d'adhésion est signé à Athènes, au pied de l'Acropole, lors d'une cérémonie solennelle, Ce Traité de 4 900 pages, rédigé dans les 20 langues officielles de la future Union, détaille les termes et les conditions de l'adhésion, ainsi que les dispositifs transitoires adoptés pour l’occasion. 



La réunification du continent est une grande nouvelle et une vraie joie pour tous ceux qui ont toujours refusé la division de l’Europe après le second conflit mondial.



Elle constitue un véritable espoir pour ceux qui l’ont subie jusque dans leur chair. Il y a donc, au-delà de la technique qui mérite un examen attentif, une vraie dimension morale de l’élargissement.



Décidé pour des raisons politiques, il a été mené à bien. C’est un succès. Qui aurait pu dire en 1988, que l’Europe institutionnelle s’élargirait à dix nouveaux membres issus, pour sept d’entre eux de la sphère soviétique et pour trois d’entre eux du territoire de la Russie communiste ? Il n’y a donc pas de raisons de bouder notre plaisir face à la réconciliation de l’Europe. Mais pour que celui-ci soit complet, il ne faut jamais sous-estimer les inquiétudes quant au coût de l’élargissement et au fonctionnement d’une Europe à 25.



A l’Ouest comme à l’Est, certains redoutent les effets de l’expansion européenne. Nous avons, pour notre part, profité à plein du grand marché devenu progressivement un espace de liberté intérieure et un havre de sécurité économique, sociale et politique. Et la peur de l’Autre, du nouvel arrivant, peut surgir là où on ne l’attend pas.



Les Quinze ont bien négocié. La réunification de l’Europe se fait à un coût financier moindre avec des partenaires compréhensifs qui souhaitent rattraper le temps perdu. Les Dix peuvent être satisfaits, en ce qui les concerne, du soutien sans faille de l’ex-Europe de l’Ouest. Politiquement engagés, techniquement à l’écoute, financièrement généreux compte tenu de leurs contraintes intérieures, les Quinze ont fait preuve d’une volonté réelle de les accueillir dans les meilleures conditions. Les preuves figurent dans le Traité d’adhésion.



Le coût du cinquième élargissement de l’Union européenne reste limité.



Pour le redressement de l’Europe au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les États-Unis ont su se montrer généreux. Le plan Marshall mit à la disposition des pays de l’Europe de l’Ouest, entre 1948 et 1951 une somme équivalant à 97 Ma € d’aujourd’hui, soit 1,5% de leur produit intérieur brut de l'époque. Les économies européennes leur doivent une reconstruction rapide.



Le coût de l’élargissement, est bien inférieur. L’ensemble de ce que l’Union aura dépensé pour l’élargissement depuis 1990 et de ce que nous allons dépenser jusqu’en 2006 représente un coût net de 32,1 Mrds d’€, dont 13,1 Mrds entre 2004 et 2006.



Pour la France, cette dépense représente, pour 13 ans (1990-2003) environ 3,8 Ma €, soit 63 euro par habitant pour toute la période.



Depuis 1990, chaque Français a donc consacré moins de 5 euro par an pour les nouvelles démocraties. Il dépensera 14,8 € par an entre 2004 et 2006.



Il faut, en effet, tenir comptes des contributions des nouveaux membres. Dès le 1er mai 2004, ils devront payer leur écot à la caisse commune à hauteur de 14,7 milliards d'euro sur trois ans. C’est donc modeste.



Simultanément, les pays candidats ont réorienté complètement leurs échanges extérieurs. Sous la botte de l’Union soviétique, chaque pays avait une spécialité et devait fabriquer des produits destinés à l’ensemble des pays de la zone, voire à la Russie elle-même. Une dépendance totale vis-à-vis de l’URSS permettait de contrôler l’empire par une division du travail imposée. C’est ainsi que les autobus Ikarus étaient fabriqués en Hongrie, les lentilles optiques en RDA, les automobiles en Tchécoslovaquie ou en Roumanie pendant que les Slovaques devaient produire les explosifs et les poudres nécessaires aux armées. Le pétrole et le gaz, dont les robinets étaient sévèrement contrôlés, venaient toujours de l’Union soviétique! Tout cela a changé en quelques années. Ces bouleversements ont causé une profonde récession entraînant, dans certains pays, des baisses de production atteignant parfois 50 %. Mais les nouveaux membres ont réformé leurs économies comme nous n’en serions pas capables aujourd’hui.



Depuis l’an 2000, la croissance semble revenue pour une longue période. Le taux de progression du PIB pour les Dix varie désormais entre + 4 et + 6 % en moyenne. L’inflation a retrouvé des niveaux généralement inférieurs à 10 %. Les déficits publics avoisinent les 5 % du PIB, la dette est généralement inférieure à 60 % et l’endettement extérieur a été maîtrisé.



Le PIB par habitant et par an (en standard de pouvoir d’achat) s’élève en moyenne à 13 420 euro . Il reste nettement inférieur à celui de l’Union (24 450 euro). Avec une hypothèse de croissance de 2,5 % dans les pays de l’Union, les forts taux de croissance qu’ils enregistrent dès aujourd’hui (4 à 6 %) leur permettraient de rattraper le niveau de vie européen en 2015-2020 pour les mieux préparés, en 2020-2025 pour les autres. Ces échéances peuvent même être plus proches.



L’intégration économique




Les échanges commerciaux demeurent le moteur de l’intégration des économies de l’Europe centrale et orientale dans l’Union qui a, d’ores et déjà, beaucoup progressé. Elle va incontestablement représenter pour l’Union un coup de fouet salvateur alors que la croissance piétine à l’Ouest. 70 % des exportations des pays candidats sont destinées à l'Union européenne.  58 % de leurs importations proviennent de l'Union européenne. L'ampleur des changements est impressionnante : plus de 50 % du commerce international des futurs membres se fait avec l’Union européenne, contre 20 % en 1989.



Les nouveaux adhérents ont dû lier leurs économies aux marchés occidentaux, mais ils l’ont fait, avant même l’adhésion ! La France, entre 1992 et 2002, a plus que quadruplé ses exportations à destination des pays candidats à l'adhésion. Celles-ci dépassent désormais les 15 Ma € par an.



L’excédent réalisé par la France, dans ses échanges avec les pays d’Europe centrale et orientale, s’élève à 2,3 Ma € en 2002. Il est en constante progression.



Avec 6 % de part de marché dans les pays d’Europe centrale et orientale (10% au sein des Quinze), la France peut encore espérer une forte croissance de ses exportations. Nos principaux concurrents sont l’Allemagne (plus de 25%) et l’Italie (9%).



L’élargissement du grand marché est donc aussi une bonne affaire.



Des économies dynamiques




La force des pays candidats réside dans la flexibilité et la capacité d'adaptation de leurs économies, alliées à une vraie force de travail reposant sur une qualification professionnelle solide. Les changements ont entraîné depuis 1989 la restructuration des grands complexes industriels et une explosion des petites entreprises. En Slovénie, elles emploient 35 % de la population active. En Hongrie, elles sont au nombre de 800 000, salarient 50 % de la population active et réalisent le tiers des exportations. Les PME représentent plus de 20 millions d'entités en Europe et emploient plus de 117 millions de personnes.



Les bienfaits de la libéralisation sont indéniables. La création de richesses est loin de s’essouffler et les prévisions de croissance, dans ces pays, sont partout  supérieures à 4 % par an. Autant de nouveaux consommateurs pour le marché européen.



Les économies des pays d’Europe centrale ont beaucoup apporté aux Quinze durant la dernière décennie et cet effet ne peut que s’accentuer. La Direction des affaires économiques de la Commission européenne chiffre l'accroissement annuel du Produit Intérieur Brut lié à l'élargissement dans les 5 ans, à 2 points  pour les pays candidats et à 0,7 point pour les Quinze. L’intégration commerciale des 10 dopera l’économie européenne.



Les Investissements Directs Étrangers (IDE) chez les nouveaux adhérents ont revigoré les secteurs industriels et des services et sont en progression constante. Ils atteignent désormais plus de 140 Ma € en 1998 en stock d'investissement.



La part de la France dans les flux d'investissement était de 4,6 % en 1998. Elle est de 20,1 % en 2000 ! La France occupe le troisième rang avec 10% du stock d’investissements derrière l’Allemagne (30%) et les Etats-Unis (25%). Nous figurons désormais parmi les plus importants investisseurs étrangers, avec un total de 6,44 Ma €. La France compte 1 756 implantations en Europe centrale et orientale, qui emploient plus de 300.000 personnes. En Pologne, par exemple, premier pays d’accueil des investissements étrangers, la France est en tête. Elle a également consolidé sa première position en Roumanie (40% industrie, 32% services et 18% commerce). Elle est le premier investisseur à Malte, en raison de la présence d’une grande unité de production du groupe franco-italien ST Microelectronics et le 3ème en Hongrie, avec 214 filiales d’entreprises.



Nos points forts sont les télécommunications, la grande distribution, les industries agroalimentaires, automobiles, chimiques ou encore énergétiques. Le savoir-faire français apporte une solide expertise aux pays candidats en participant à la modernisation du réseau autoroutier ou à l’assainissement des eaux. On estime à 500 Mrds € le coût de la mise à niveau des réseaux de toutes natures en Europe centrale. Il y a du travail ! Les PME françaises ne sont pourtant pas suffisamment présentes par rapport à leurs concurrentes.



La marge de progression des opérateurs économiques français dépendra de leur capacité à tirer parti des futures actions structurelles destinées à aider ces pays. De ce point de vue, il nous reste beaucoup à faire pour que nos technologies et notre force commerciale trouvent la place qu’elles méritent dans l’économie des nouveaux adhérents.



Quant au spectre des délocalisations liées à l’élargissement, il n’a pas d’existence réelle.  Depuis des années, l’ouverture des marchés est acquise et les opérateurs y sont déjà largement installés. Les principales délocalisations ont déjà eu lieu et Barnier, alors Commissaire, a estimé que seuls 20% des investissements sont le fruit d’une vraie délocalisation. Les avantages comparatifs, tels que les moindres coûts salariaux, se rééquilibrent rapidement, comme la demande sociale. Le choix d'implantation de nouvelles usines en Europe centrale correspond davantage à une volonté de s’implanter sur les lieux de la consommation future la plus dynamique. Elle favorisera la croissance économique dans ces pays et donc leur consommation de biens importés de l’Ouest et constitue une véritable « nouvelle frontière économique » pour nos entreprises.  Le groupe PSA a  ainsi entrepris la création, en Slovaquie, d'une nouvelle usine d'une capacité de 300 000 voitures par an pour un investissement de 700 millions €. Il s’implante au plus près de ses nouveaux clients. L’Europe centrale a immatriculé 1,3 millions de véhicules en 2003.



Les délocalisations au sein de l’Europe élargie sont une chance pour nos économies. Sans l’élargissement, elles auraient eu lieu, mais en dehors du grand marché. Avec l’élargissement, l’interdépendance de nos économies se renforce et sera, à n’en pas douter, un nouveau facteur de croissance partagée. Chacun devrait y gagner et l’économie française spécialement, qui dispose de grandes marges de progression chez les nouveaux adhérents. Quand nous investissons 100 € chez un nouveau membre, entre 15 et 40 € revient immédiatement sous forme de contrat.



Dans un contexte de demande extérieure faible, c’est l’accélération de la consommation interne qui est à l’origine de la croissance. Cet appétit a été stimulé par une hausse salariale notable et par un essor des crédits aux particuliers. La hausse de la demande interne est attendue à 4% en 2004 pour les 10 pays de l'élargissement. Cette augmentation sera spectaculaire dans les Pays baltes, mais également en Pologne (1% en 2002 à 5% en 2004)  La contribution de l’investissement à la croissance a varié selon les pays, modeste en Slovaquie et Pologne, elle a néanmoins stimulé la croissance en Estonie (hausse de 18%), en Lituanie et en Hongrie. En 2003, la croissance s’est stabilisée (3,1%) avant de retrouver en 2004 un rythme plus élevé et proche du potentiel de ces pays (4,1% en moyenne). Les exportations ont progressé en dépit d’une appréciation sensible de l’Euro et d'une conjoncture internationale dégradée. Les gains de productivité annuels ont atteint les 6%  dans le secteur industriel, le plus exposé à la concurrence internationale.



Les échanges avec l'UE ont maintenu leur rythme, malgré le recul, en 2002, des importations globales de l'UE. Les 10 ont gagné des parts de marché en Europe.



La désinflation a également marqué des points en 2002. En rythme annuel, plusieurs pays ont un taux d'inflation proche (Estonie), voire inférieur (Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque) à celui de la zone euro (2,3%).



La contrepartie négative des bonnes performances obtenues en terme de croissance est l'aggravation des déficits budgétaires. A l'exception de l'Estonie et de la Lituanie, tous les pays de la zone ont connu un déficit budgétaire important en 2002.



L'adhésion soutient la croissance économique. Les nécessaires réformes structurelles, la reprise de l'acquis et l'amélioration des capacités administratives, renforcent l'efficacité des économies et leur potentiel de croissance. De plus, la stabilité politique et économique augmente la confiance des investisseurs locaux et internationaux.





L’Europe à 25



L’Union européenne forme un espace économique, social et politique à la nouvelle dimension des relations internationales. Elle en a la taille, elle est un foyer de richesses appuyé sur une économie prospère. Elle constitue l’un des pôles d’attraction des capitaux.



L’union a 25 présente un vrai visage d’unité, malgré la complexité institutionnelle présente à laquelle le nouveau Traité constitutionnel devrait remédier. Les pays de l’Europe à 25 présentent les mêmes caractéristiques démographiques et partagent la même culture.





Unité de l’Europe à 25



La démographie de l’Europe est en déclin. Et sa population vieillit. C’est vraisemblablement son principal défi pour l’avenir.



L’Union européenne comptait en 2003, avec 15 Etats membres, 378,988 millions d’habitants. Si l’on ajoute les 74,6 millions de personnes qui peuplent les dix pays de l’élargissement, l’Europe à 25, en 2004, c’est 453,54 millions d’habitants.



Comparée aux 278 millions d’Américains, aux 500 millions de ressortissants des pays de l’Asean ou aux 244 millions du Mercosur et bien sûr au milliard d’Indiens et au milliard 305 millions de Chinois, l'Union Européenne est à la dimension des grands ensembles du Monde.



Selon les prévisions de l’ONU, l’Europe à 25 aura perdu, en 2050, 54 millions d’habitants pour n’en plus compter que 397,3.



C’est-à-dire que nous allons « perdre », en 46 ans, 72% des nouveaux Européens.



Le déclin démographique européen est une réalité poignante. Il constitue un vrai problème pour l’Europe, car, dans l’histoire des peuples, il est souvent facteur d’affaiblissement. Tous les membres de l’Union élargie sont concernés, à l’exception, très relative, de l’Irlande, de la France, des Pays-Bas et du Royaume-Uni, qui gardent un taux d’accroissement de la population positif, mais faible.



Autant dire, dans ces conditions, qu’aucun risque migratoire en provenance de l’Est n’est à craindre.



L’Europe, telle que nous allons la connaître, s’est forgée une identité commune à travers la culture. Le développement des sciences en Europe s’est appuyé sur un réseau d’universités qui ne connaissaient pas les frontières. Dès le Moyen Age, on circulait d’université en université et celles-ci fleurissaient partout sur le continent.



Cracovie, fondée en 1348, où enseignait Copernic, rivalisait avec Florence, Paris et Vienne. Pécs en Hongrie, fondée en 1367 et Prague n’avaient rien à envier à Pise. Tartu en Estonie, Vilnius en Lituanie ou Riga en Lettonie, ont contribué au développement et à la propagation du savoir. Les cours d’Europe centrale étaient aussi ouvertes aux sciences  et aux Lettres que les nôtres et ont joué un rôle considérable tant à la Renaissance que pour la propagation des idées de la Réforme.



Les philosophes et les chercheurs visitent les capitales d’Europe depuis le XIVème  siècle et contribuent à la diffusion d’un savoir commun. Ce fut plus évident encore pour la flambée que constituèrent les idées des Lumières. Les mouvements nationaux ou démocratiques qui déferlèrent sur l’Europe en 1848, ont tout aussi bien concerné Prague que Paris, Bucarest que Budapest, Poznan autant que Berlin, la Croatie comme la Slovaquie. L’Europe de l’élargissement, c’est l’Europe de la culture commune réunifiée. Nous partageons les mêmes standards culturels et souvent la même approche philosophique que les nouveaux membres de l’Union.



L'exception culturelle, chère à la France, est une notion bien intelligible dans les nouveaux pays membres. Dans un secteur comme l'industrie cinématographique où les Etats-Unis brillent de tous leurs feux, plusieurs des pays d’Europe centrale et orientale font face à cette concurrence et maintiennent leurs industries nationales avec succès, par exemple en République tchèque (30% de part de marché) ou en Pologne (20%).



Quant à la littérature, les Hongrois sont le troisième pays en Europe pour le nombre de lecteurs (11 livres lus par personne et par an), derrière le Danemark et la Suède.



Mais que dire de l’art ? C’est lui qui trace les frontières de l’Europe mieux encore que les armées. On reconnaît l’art européen rien qu’à son intuition, à sa touche, à sa « patte ». Le 19ème  et les débuts du 20ème  siècles nous rappellent comment ont travaillé les artistes du continent, en voyageant, échangeant, circulant comme si les frontières politiques, pourtant hérissées alors de nationalismes guerriers, n’existaient pas. Marina Tsvétaïeva, venue de Moscou, s’établit successivement à Prague, Berlin et Paris avant de s’en retourner, pendant que Pasternak tournait dans l’autre sens. Souvenons-nous aussi de l’extraordinaire bouillon artistique de « l’Ecole de Paris » dont firent partie Chagall, Modigliani ou Brancusi ; du « Bauhaus » berlinois, qui attira entre autres noms illustres, Kandinsky, Paul Klee ou Laszlo Moholy-Nagy. Ces artistes, qui venaient des quatre coins de l’Europe, se rassemblaient naturellement, indépendamment des conflits sévissant entre leurs pays.



Pour ces artistes il ne pouvait en effet y avoir de frontières, parce que leur commune inspiration était d’abord européenne. On pense à Rilke, à Mozart. L’art européen est Un. Il l’est resté malgré les saignées des conflits, les dictatures et les frontières.



La République tchèque est l’un des faubourgs de Paris ou de Berlin pour la littérature !  Mais on ne peut pas oublier ce que la musique doit aux Hongrois Franz Liszt et Bela Bartok, aux Polonais Chopin et Rubinstein, aux Tchèques Smetana et Dvorak, au Roumain Enesco ! De même que les Tchèques Kafka et Capek, les Roumains Ionesco et Eliade, parmi bien d’autres, ont  contribué au foisonnement littéraire européen. Il n’est pas de pays de l’élargissement qui ne puisse pas revendiquer son apport à la culture européenne.



La qualité des artistes et des scientifiques des pays de l’élargissement est souvent sous-estimée. L’Europe à 25 c’est 14 Prix Nobel de plus dans l’Union !



La culture de l’Europe c’est celle du mélange des nuances de ce continent qui partage les mêmes valeurs fondamentales, qui se régale à en décliner les différences mais qui les impose souvent au Monde dans la même forme. Après le 1er mai, nous allons redécouvrir combien celui-ci était naturel pour l’art, les sciences et le savoir. Alors commencerons-nous peut-être à reconnaître à l’Europe une légitimité qui ne saurait se limiter à l’économique, à la gratifier d’une réelle identité qui dépasse le « modèle » que chacun magnifie et à le rechercher là où il est, c’est-à-dire à l’intérieur d’elle-même. L’unité de l’Europe est d’abord culturelle.



Une  difficile complexité institutionnelle



Face à la difficulté d’imaginer de nouvelles institutions pour l’Europe, les gouvernements ont décidé, au Conseil européen de Laeken (14-15 décembre 2001), de confier à une « Convention », le soin d’élaborer un projet « refondateur » qui leur serait ensuite soumis. La situation était compliquée par le fait que les nouveaux membres entendaient adhérer aux institutions anciennes et non à un quelconque projet en devenir. Il fut donc décidé de les associer aux travaux de la Convention européenne. Le pari   était risqué. Il a réussi.



De nombreuses avancées résultent de ses travaux. Un incontestable travail de clarification des compétences de l’Union et des Etats y a été réalisé. Une simplification des normes et des procédures européennes s’y est naturellement imposée.



Des institutions plus efficaces y ont été dessinées. Enfin, la « société européenne » trouve un consensus sur des valeurs et un projet communs. La Charte des Droits Fondamentaux est intégrée à la nouvelle Constitution. Elle fera de l’Europe la région du Monde où les droits individuels et collectifs seront les plus protecteurs.



Pour parvenir à ces résultats complètement inespérés, la Convention a accepté de reculer jusqu’en 2009 l’entrée en vigueur de ses propositions. C’est le Traité de Nice, conclu en décembre 2000, qui s’appliquera jusque-là. Les 10 nouveaux adhérents feront donc leur apprentissage de l’Union avec les anciennes institutions que leurs peuples ont ratifiées, en attendant l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution.





 La nouvelle Constitution



L’équilibre trouvé par la Convention, qui a rédigé le projet sur lequel se penchent désormais les Chancelleries au sein de la Conférence intergouvernementale devrait être préservé même si on a pu constater, en décembre 2003, que deux sujets constituaient des blocages difficiles : la composition de la Commission et la pondération des voix au Conseil. Ce projet constitutionnel organise la simplification des règles et des procédures applicables au sein de l’Union, en modifie les institutions principales et clarifie les compétences entre les Etats et l’Union.



Les actes juridiques de l’Union seront au nombre de 6, les procédures de décisions associeront plus systématiquement le Parlement européen, qui sort ainsi renforcé des propositions de la Convention, disposera de prérogatives nouvelles et participera désormais à la plupart des décisions prises par les autorités de l’Union.



La majorité qualifiée (la moitié des Etats représentant 3/5ème de la population) devrait devenir la règle pour l’adoption de toute une série de décisions nouvelles.



Le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’Etat et de gouvernement, élirait un président pour deux ans et demi qui représenterait l’Europe. Il serait assisté par un ministre des Affaires étrangères, vice-président de la Commission. Ce dernier présiderait aussi le Conseil des ministres des Affaires étrangères, qui continuerait à statuer à l’unanimité  mais composerait une instance à part, en charge de la politique extérieure.



Enfin la Commission conservera son rôle de proposition et d’initiative, représentant « l’intérêt général européen ». Sa composition fait encore l’objet de négociations. Son Président sera élu par le Parlement européen sur proposition des chefs d’Etat, au vu des résultats des élections européennes.



L’ensemble de ces propositions corrigera l’essentiel des errements du Traité de Nice. Il représente un « paquet » constitutionnel efficace et novateur susceptible de redonner à l’Union une visibilité que la complexité des procédures et le flou de certaines règles avaient brouillée. Les compétences sont redéfinies entre compétences exclusives de l’Union où la loi européenne prime sur les lois nationales, par exemple la politique commerciale et l’union douanière, les compétences partagées comme la justice et la sécurité, l’énergie ou l’environnement et les questions qui restent de la compétence des Etats et pour lesquelles les politiques européennes viennent « en appui, en complément » ou tendent à une meilleure coordination. C’est le cas de l’industrie, de la santé, de la culture ou de l’éducation. La nouvelle Constitution prévoit désormais des modalités de sortie de l’Union. Elles sont strictes et graves, mais nul ne pourra arguer de coopérations forcées.



La nouvelle Constitution relancera l’Union européenne en lui permettant de fonctionner plus efficacement et plus démocratiquement. Cette dynamique ne freinera donc pas les ardeurs des pays qui frappent à la porte de l’Union. De nouveaux élargissements se préparent et les conditions dans lesquels ils sont envisagés commencent à faire l’objet de vifs débats.



 

Les futurs élargissements



L’une des principales inquiétudes face à l’élargissement est bien de savoir où nous allons nous arrêter dans l’agrandissement de l’Europe. Le député européen Jean-Louis Bourlanges s’est déjà clairement prononcé pour une pause dans l’agrandissement de l’Europe. Nombreux sont ceux qui, en France et en Europe, partagent son point de vue.



Le présent élargissement a d’ores et déjà prévu l’intégration, en 2007, de la Bulgarie et de la Roumanie. Les Balkans occidentaux, qui appartiennent à l’espace géographique et continental de l’Europe, veulent rejoindre l’Union. La question des frontières de l’Europe est donc posée car d’autres frappent à la porte comme la Turquie, qui n’appartiennent pas à la géographie européenne.



Pour la Bulgarie et la Roumanie de fastidieuses négociations restent à finaliser. Si elles ont clos respectivement 26 et 22 des 31 chapitres qui composent « l’acquis communautaire », le Parlement européen a pourtant rappelé, en février 2004, que la Roumanie était loin d’être prête.



La Commission a présenté le 26 mars 2003 son Accord de Partenariat révisé pour la Bulgarie et la Roumanie. Le texte détaille l’ensemble des exigences à satisfaire afin de rester dans la course à l’intégration : poursuivre les réformes de l’administration publique et du système judiciaire et combattre la corruption. Sans ces efforts, la date prévisionnelle d'adhésion de 2007 ne serait pas tenue. Il n’est donc pas sûr que le calendrier soit respecté.



Le 21 juin 2003, au sommet de Thessalonique, les chefs d’Etat et de gouvernement ont réitéré leur « soutien sans équivoque à la perspective européenne qui s’offre aux pays des Balkans occidentaux ». La marche vers l’Union, grâce au processus de Stabilisation et d’Association, est désormais lancée.



La Croatie a déposé sa candidature officielle à l'Union européenne le 21 février 2003.



L’économie croate est en plein essor : un PIB par habitant de plus de 5000 €, une croissance de 5%, une inflation inférieure à 3% et un tourisme en pleine expansion, avec plus de 7 millions de visiteurs annuels.



Sur le plan politique, des avancées manifestes ont été réalisées dans la satisfaction des critères de Copenhague, notamment avec les réformes de la justice et l'adoption de lois renforçant l'Etat de droit. La Croatie s'est dotée d'une nouvelle loi constitutionnelle garantissant les droits des minorités selon les normes européennes.





 La question des frontières de l’Europe



Le Président de la Convention européenne, Valéry Giscard d’Estaing, a fait scandale, en octobre 2002, en indiquant clairement qu’il fallait fixer des limites à l’élargissement de l’Union européenne. Et d’affirmer que la Turquie, le plus ancien candidat officiel à l’Union, ne pouvait pas en faire partie.



Il posait ainsi brutalement la question des frontières de l’Europe. Pour lui et d’ailleurs pour beaucoup, notamment pour les partisans d’une Union plus forte et plus intégrée, l’Europe ne peut se construire politiquement que si elle délimite ses frontières, que celles-ci soient acceptées par ses ressortissants qui s’y reconnaissent et s’en réclament.



La « question des frontières de l’Europe » est particulièrement sensible au regard du passé récent du continent. La frontière, c’est l’exclusion. Dans l’inconscient collectif européen, nourri de guerres incessantes, le mot sous-entend qu’au-delà d’elle s’arment nos ennemis futurs. Pourtant, alors que le projet européen atteint enfin les rivages du politique, cette question ne peut pas rester sans réponse.



« L’Europe, jusqu’où » devient une vraie préoccupation, notamment au regard des nombreuses demandes d’adhésion. Elle est une question légitime et sensée qui devient centrale et à laquelle les institutions européennes n’ont répondu jusqu’à présent qu’au moyen d’une mécanique administrative d’élargissement sans fin.



Philosophes et historiens n’émettent guère de doutes sur les limites géographiques de l’Europe. Pour eux, les frontières de l’Europe correspondent généralement au dessin de l’Europe à 25. Ils sont à peu près tous d’accord pour considérer, avec Alain Besançon, que l’Europe s’arrête là où elle s’arrêtait au 17ème siècle, c’est-à-dire « quand elle rencontre une autre civilisation, un régime d’une autre nature et une religion qui ne veut pas d’elle ». Ils partagent l’idée que la « Chrétienté », dont la notion apparaît avec la victoire de Charles Martel à Poitiers, puis avec Charlemagne, s’incarne jusqu’au 10ème siècle dans le catholicisme latin. La société féodale la caractérise jusqu’au 17ème. L’Europe du savoir et de l’Encyclopédie, marque ensuite les spécificités d’une civilisation propre, qui triomphe avec la révolution industrielle. La grande majorité des travaux des historiens met en évidence les racines d’une identité européenne propre, qui apparaît aujourd’hui davantage du fait de la mondialisation. Pour eux, les pays de la construction communautaire en sont les continuateurs.



Si, dans l’opinion publique française, l’adhésion des 10 nouveaux membres ne suscite pas l’enthousiasme, elle est jugée plutôt naturelle et moralement justifiée. Les Français partagent largement le point de vue des historiens. La réunification de l’Europe est acceptée pour des raisons historiques et culturelles et parce qu’elle ne pose pas de problème religieux majeur. Il est vrai que l’art gothique s’arrête sur une ligne qui passe exactement sur les frontières orientales de l’Union du 2 mai 2004….



Les géographes, quant à eux donnent de l’Europe une définition continentale qu’on ne saurait contester : « Europe, une des cinq parties du monde, comprise entre l'océan Arctique au N., l'océan Atlantique à l'O., la Méditerranée et ses annexes, ainsi que, traditionnellement, la chaîne du Caucase au S., la mer Caspienne et l'Oural à l'E. ; environ 10 500 000 km2 ; 715 000 000 d'habitants (Européens) » (Bibliorom Larousse).



La longue parenthèse communiste (74 ans) exceptée, la Russie a toujours oscillé entre pan-slaves et pro-européens. Son adhésion au Conseil de l’Europe et les orientations de V. Poutine semblent traduire une volonté, peut-être à cause du réveil chinois, de s’attacher au destin européen. Elle n’est pourtant pas candidate à l’Union européenne.



L’Ukraine et la Biélorussie, à des stades différents, ne vont pas tarder non plus à manifester leur souci de rejoindre l’Union. Déjà les rares partis démocratiques de ces pays et les jeunes générations se tournent vers l’Union européenne, seul véritable espoir d’une modernisation de leur pays. Ces deux pays sont déjà membres du Conseil de l’Europe.



La Moldavie n’est pas épargnée par cette attirance malgré le régime actuel et la sécession de la Transnistrie.



On le voit, l’Union européenne attire beaucoup parce qu’elle incarne l’Europe, qui  représente encore l’Occident. Peut-on dessiner la carte d’une Europe acceptable par tous ? Dans la future constitution il est clairement rappelé que « l’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en commun ».



Le critère géographique y est donc clairement mentionné. Ne peut prétendre adhérer à l’Europe celui qui n’appartient pas à son espace géographique.



De toutes ces interrogations, la question turque est la plus actuelle. La Turquie veut faire partie de l’Union européenne. A la fin de l’année 2004, le Conseil européen doit décider ou non d’engager des négociations en vue de l’adhésion. 



L’enjeu est de taille autant pour des raisons économiques et démographiques (70 millions d’habitants) que culturelles et religieuses (un pays islamique dans l’Europe ?), voire politiques et stratégiques (membre de l’OTAN, riveraine de l’Irak et acteur du proche Orient). Il y a plus de quarante ans, la Turquie a entamé une longue course vers l’adhésion à l’Union européenne. S’il y a bien un Etat qui se réclame des « valeurs républicaines » à la française, c’est la Turquie. La révolution kémaliste, après la première guerre mondiale a fait de ce pays un Etat fort et prospère, dont une part importante de la population travaille pour notre économie ou vit de nos exportations. Les liens économiques qui unissent les pays d’Europe à la Turquie, avec qui nous sommes en « union douanière » depuis 1995, sont étroits. Parallèlement, la situation des droits de l’Homme s’est améliorée grâce à l’attraction européenne. La peine de mort a été abolie, les lois et la Constitution ont été réformées et le droit des minorités commence à intégrer le droit positif turc. Sous l’influence de l’Europe, la Turquie a progressé pour le plus grand bénéfice de ses ressortissants. C’est la vraie raison de la politique d’ouverture que pratique l’Europe à son égard depuis plus de trente ans au point de lui laisser espérer son adhésion



La Turquie est associée à l’Union européenne depuis 1964. Un traité d’union douanière, échelonné entre 1973 et 1995, lie le pays à l’Union européenne. Ankara a déposé une demande formelle d’adhésion en 1987.



La décision prise à Helsinki, en 1999, par les chefs d’État et de gouvernement d’accorder à la Turquie le statut officiel de pays candidat l’a poussée à adopter une série de réformes vers plus de démocratie et les efforts qu’elle a entrepris sont réels. Sont-ils pour autant suffisants ? Certes la stabilité politique, économique et sociale de la Turquie est importante pour l’Union européenne du fait de sa position géostratégique et elle a toujours veillé à ne pas la rejeter dans son « chaudron régional » si perturbé et traversé par le fondamentalisme.



Mais la question est posée : l’Europe doit-elle s’élargir en dehors de ses frontières géographiques ?



Tant au niveau européen qu’au plan national la problématique turque est délicate.



L’entrée de la Turquie dans l’Union présente beaucoup d’avantages en termes d’équilibres globaux et de relations diplomatiques. Elle permettrait de montrer au monde qu’un Etat musulman laïque a toute sa place en Occident et aurait valeur de message à portée mondiale. En encourageant les élites turques, qui luttent depuis longtemps pour la modernisation de leur pays et l’ont beaucoup fait évoluer, l’Union européenne peut s’assurer d’un allié militairement très puissant sur les flancs Sud de l’Union, profiter du développement économique de la Turquie où nos entreprises sont présentes et dynamiques, stabiliser une région où la poussée intégriste pourrait, sinon, faire des ravages. Ce sont les raisons pour lesquelles la politique européenne envers la Turquie a, jusqu’à présent, « fait comme si » l’adhésion était certaine, personne n’y croyant vraiment.



En décembre 2002, le Conseil européen a renvoyé à décembre 2004 la décision d’ouvrir ou non les négociations concernant son adhésion à l’Union. Elle est d’ores et déjà associée à nombre de travaux de l’Union (Convention) et compte parmi les membres de toutes les organisations européennes. Mais l’expansion de l’Union en dehors du continent dérange et interpelle. Les déséquilibres démographiques qui en résulteraient inquiètent. Les incompatibilités culturelles que les citoyens européens y voient, apparaissent.



Aussi le non-respect des critères d’adhésion fixés à Copenhague est-il mis en avant et a fait l’objet de plusieurs communications de la Commission ou du Parlement européen. On s’interroge sur la nature durablement démocratique d’un régime garanti par l’armée. Le non-respect des Droits de l’Homme est régulièrement signalé. L’état réel de son économie, qui compte de fortes disparités et apparaît marquée par une très grande instabilité, est dénoncé comme incompatible avec le grand marché. La dette publique est de 105% du PIB, l’inflation de 45% et la croissance varie fortement (- 7,5% en 2001, + 7,8% en 2002 par exemple).



La réalité de la société turque, en pleine et rapide évolution mais qui reste marquée par un vif nationalisme et des mœurs étrangères aux nôtres, semble s’opposer aux valeurs de l’Europe et à leurs déclinaisons (tolérance, Etat de droit, respect de la personne humaine).



Enfin Chypre est toujours partiellement occupée par l’armée turque.



Les prises de position politiques sur la question turque se radicalisent car l’Union n’a ouvert aucun véritable débat sur ce qui semble déjà écrit : l’adhésion de la Turquie. Déjà en Allemagne, la CDU s’est prononcée officiellement contre l’adhésion de la Turquie à l’Union et pour la conclusion d’un « partenariat privilégié » avec elle.  Cette position est de plus en plus partagée ; c’est déjà le cas aux Pays-Bas et en Belgique. Elle a rencontré un écho certain, notamment au congrès du Parti Populaire Européen, principal parti politique européen rassemblant les formations de droite et du centre. C’est celle des nouveaux entrants qui, bien que discrets, s’accommoderaient d’une « pause » dans les élargissements futurs.



Les Américains sont très favorables à l’adhésion de la Turquie à l’Union. Pour eux, il s’agit de démontrer que l’islam n’est pas qu’arabe, ne conduit pas forcément à l’intégrisme et est compatible avec les principes de l’Occident. Pour leur politique dans la région, cette adhésion constituerait un succès et un renfort de poids

En France, les études d’opinion mettent en évidence la très forte hostilité des Français à l’adhésion de la Turquie et ce rejet s’accroît. La plupart des partis et leaders politiques ont déjà fait savoir qu’ils s’opposeraient à l’entrée de la Turquie. La Turquie a fait son entrée dans la politique intérieure française. Partout en Europe la question turque divise. 



L’Union s’est construite dans la guerre froide et la nécessité d’attirer à nous le plus grand nombre de pays était essentielle. Dès lors, toute la politique des institutions européennes, depuis les premiers accords de Lomé jusqu’aux pactes de stabilisation et aux accords d’association, vise à faire de l’Union « l’aimant doré du continent », le camp de la démocratie et de la prospérité. Le Conseil de l’Europe en a été le bras armé pour le droit. 195 conventions internationales y ont été élaborées qui étendent le champ d’application géographique de nos grands principes de droit (interdiction de la peine de mort, liberté de la presse, etc.).



La Commission et le Conseil européen en ont été les instruments économiques et financiers, bien au-delà d’ailleurs du territoire européen. Nous avons multiplié les efforts pour que nos voisins adoptent nos standards ouest-européens et choisissent définitivement le camp de la paix et de la prospérité. Sommes-nous allés trop loin ?



A l’évidence, la Turquie a profité de l’accélération de l’histoire sur le continent européen. Vue de Bruxelles, la candidature turque est d’ores et déjà inscrite dans les faits. Les engagements pris, au sein de l’Union, nous lient fortement et chacun a bien compris qu’il sera difficile de les remettre en cause. Cette question ne s’est posée jusqu’ici qu’en fonction d’une logique diplomatique et de politique extérieure : tant que l’Europe attire, elle ne repousse pas ; elle ne compte donc pas d’ennemis, mais beaucoup de partenaires intéressés.



Les élargissements précédents n’avaient pas réellement fait l’objet de débats. Avec la candidature turque, officielle depuis 1999, la question de l’opportunité d’élargir l’Union en dehors de ses frontières géographiques se pose pour la première fois réellement. Elle est désormais politique.



Avec les 100 millions d’habitants à l’horizon 2050, la Turquie sera le pays le plus peuplé d’Europe. A règles constantes, son adhésion coûterait 14 Ma d’euro par an selon une étude Osteuropa Institut. Musulmane, elle inquiète alors que l’Europe fait face à une poussée de l’islam, à une pression migratoire du Sud et que notre politique d’intégration est à la peine partout en Europe. La Turquie n’étant pas géographiquement en Europe, son adhésion en susciterait d’autres, tout aussi légitimes (Israël, Maroc, Tunisie, Asie centrale, Caucase). Enfin la Turquie elle-même, qui est resté très nationaliste, accepterait-elle réellement la logique de la Communauté qui inspire l’Europe depuis ses débuts, c’est-à-dire les transferts de souveraineté, la négociation plutôt que le rapport de force, l’adhésion voulue pour des raisons d’abord politiques qui exigent un relatif désintéressement ? Et que dire de l’Europe de la défense, qui est désormais en marche ? Les militaires turcs sont-ils prêts à l’accepter et à renoncer à leur politique? Beaucoup pensent que non et l’état actuel de la société turque permet de penser qu’ils ont raison. Enfin, la question turque est politiquement très sensible parce que l’éventuelle adhésion de ce pays touche à l’identité de l’Europe et suscite donc la passion autant que l’irrationnel.



Au moment où l’Union tente de progresser vers le champ de l’intégration politique, la Turquie enflamme les esprits. C’est la raison pour laquelle, malgré les promesses et les liens déjà noués avec l’Union, toutes les formules doivent être examinées pour permettre de garder avec elle des liens privilégiés n’allant pas jusqu’à l’adhésion. On pourrait imaginer ainsi que la décision de décembre 2004 modifie le mandat de négociation donné à la Commission. Les discussions avec la Turquie pourraient porter sur l’adhésion mais aussi sur toute autre formule, comme par exemple un « partenariat renforcé ».



Cette autre forme du « partenariat privilégié », prendrait acte de la volonté turque, refuserait l’adhésion de la Turquie qui n’est pas en Europe, mais lui proposerait une alliance forte, c’est-à-dire une extension des accords d’union douanière et un renforcement de la coopération économique, un soutien européen confirmé à l’évolution de l’économie et de la société turques, un accord militaire spécifique et une participation à certains aspects de la politique étrangère et de sécurité commune, une formule spécifique de coopération politique privilégiée qui, prenant acte de la dimension de la Turquie, en ferait l’allié géographique le plus proche de l’Union, sur un pied d’égalité. Avec l’inscr1ption de cette Alliance dans le cadre de relations euro méditerranéennes enfin développées, la Turquie pourrait y jouer un rôle éminent.



Il s’agirait donc bien d’un partenariat d’une nature particulière, qui serait plus réaliste pour ce grand pays qu’est la Turquie et qui serait certainement plus conforme aux intérêts et de l’Union européenne et aux vœux des Européens.



Les gouvernements auront-ils le courage de dire clairement aux Turcs, le moment venu, ce que nous voulons pour nos relations ? Dedans ou en dehors, il est certain que nos destins sont liés pour longtemps comme ils l’ont été dans le passé. L’Europe doit montrer sa maturité et son courage dans le traitement de cette question et sortir de l’ambiguïté.



L’Union, qui multiplie les accords avec des pays tiers, voire avec des continents lointains est capable d’offrir à la Turquie une place à part, conforme à son statut de grande puissance, mais pourra difficilement accepter qu’elle intègre l’Union politique et ses institutions.



Toute autre solution, même si elle correspond à des engagements lointains, transformerait la nature même du projet européen qui demeure la pacification, le progrès et le développement de notre continent, c’est-à-dire son union politique.