fr en de
portrait
Agenda

09 avril 2024

Dans le cadre d'une série de seminaires citoyens organisée par Frédéric Petit, Député des Français établis en Allemagne, Europe centrale et Balkans, Jean-Dominique Giuliani tiendra une conférence en ligne sur le sujet des grands défis auxquels l'Union européeenne fait face en vue des élections européennes.

L’Europe mise à mal par le défi des frontières

Intervention lors de la Conférence "Changing Societies and Transatlantic Relations" organisée par la Fondation Robert Schuman et le Center for Transatlantic Relations, The Paul Nitze School of Advanced International Studies de la John Hopkins University de Washington, DC, les 27 et 28 octobre 2005

La question des frontières de l’Union européenne est devenue un sujet politique central, mobilisant les opinions publiques des Etats membres, notamment au sein des pays fondateurs. Elle a été l’un des arguments les plus utilisés, avec succès, par les adversaires du projet de Traité constitutionnel. Elle est désormais au cœur des débats politiques sur l’avenir de l’Europe, dont elle conditionne les relations avec ses voisins et le rôle dans le monde.



Après 55 ans d’un processus continu d’intégration, l’Europe, qui commençait à s’installer réellement dans le paysage international, semble trébucher devant l’exigence de fixer ses propres limites géographiques.



Comment est née la question, que signifie réellement cette question, qu’implique-t-elle? Telles sont les trois questions qu’il convient d’explorer pour présenter l’ensemble de la problématique de l’élargissement de l’Union européenne.



1 – La demande de fixer à l’Union européenne des frontières constitue, en effet, aujourd’hui, un élément incontournable du débat européen. La volonté, après un demi-siècle de work in progress, de conférer enfin à l’Union européenne une identité claire et reconnue, implique de donner à l’ensemble européen cette caractéristique essentielle de toutes les communautés politiques établies : des limites.



Or, la construction communautaire, ce sont 55 ans de succès attirants qui ont entraîné une expansion géographique très rapide au point qu’en changeant de dimension, l’Union a changé de nature.





Les succès attirants de l’Europe



L’intégration des économies européennes et leur ouverture ont correspondu exactement à l’accroissement spectaculaire du commerce mondial, dont elles anticipaient les pratiques et valorisaient les effets. En 2004, l’UE représentait 45% des exportations mondiales.



La création d’un marché unique en 1992, le plus grand du monde aujourd’hui (456 millions de consommateurs) par le pouvoir d’achat et la nécessaire dérégulation qu’il exigeait, ont produit des effets très positifs.



Le niveau de vie s’est ainsi accru en moyenne de 2,5% par an entre 1970 et 1990, soit plus de 60%. Plus de 2,5 millions d’emplois sont attribués à cette intégration.



La France, par exemple,  qui apparaissait au lendemain de la Guerre peu ouverte aux échanges et avec un secteur nationalisé important protégé par des réglementations strictes, n’aurait jamais connu sans la Communauté le développement qui fut le sien : un taux de croissance moyen de 5% entre 1950 et 1973, supérieur à celui des Etats-Unis, un PIB qui a dépassé, en 1972, pour la première fois de son histoire celui du Royaume-Uni (12 940 $ contre 11 992).



Les mécanismes de solidarité entre les membres de l’UE ont joué un grand rôle. Après chaque élargissement, les nouveaux adhérents ont bénéficié des fonds structurels qui leur ont apporté près de 1% de croissance supplémentaire par an. En 1973 le niveau de vie des Irlandais représentait 40% du PIB/hab de l’UE ; il est aujourd’hui de 115% ! La Grèce, l’Espagne et le Portugal ont pratiquement rejoint la moyenne de l’UE. A l’intérieur même de l’Union, la politique agricole commune et la politique régionale ont favorisé la reconversion de régions et de secteurs économiques tout entiers. Elles ont permis à l’Europe d’atteindre l’autosuffisance et la modernisation de l’appareil de production.



L’ouverture de l’économie européenne aux échanges mondiaux a accru la compétitivité des économies, dopé la croissance et favorisé la constitution d’entreprises de taille mondiale.



L’effondrement de l’ordre monétaire de Bretton Woods, la première crise pétrolière, puis l’émergence des technologies de l’information, ont ralenti les bienfaits économiques d’une Europe peu disposée à remettre en question des systèmes de protection sociale et de santé généreux, mais les succès étaient là.





Les succès politiques de l’Europe ne sont pas négligeables.



La paix s’est instaurée de manière durable, garantie par l’imbrication des intérêts, des institutions communes dotées de pouvoirs supra-nationaux et des pratiques apaisées dans les relations entre Etats. On n’imagine plus de différends entre des pays d’Europe, susceptibles de dégénérer en conflits graves. Le « modèle européen » s’est développé, au moyen d’une succession de 5 traités qui renforçaient l’intégration. L’Union exerce une forte influence sur ses voisins et suscite un réel intérêt dans le monde. Elle a, par son exemple, contribué à la disparition du rideau de fer et à la promotion de la démocratie libérale. Elle s’est révélée être le miracle par lequel le vieux continent choisissait la voie de la raison et de la richesse.



Ainsi est-elle devenue « l’aimant doré » du continent auquel chacun souhaite adhérer. L’économie avait été à la base de la pacification de l’Europe, elle est devenue son meilleur argument et donc son plus vigoureux propagandiste. Les demandes d’adhésion se sont donc multipliées depuis l’origine jusqu’à nos jours. En ce sens, l’U.E. a acquis une véritable dimension politique avec l’accélération de l’élargissement.



 

L’accélération de l’élargissement



Depuis sa création par le Traité de Rome en 1957, la Communauté, devenue l’Union européenne, s’est  élargie en 1973-1981-1986-1993-2004. L’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007 est déjà décidée. En 34 ans, l’Europe organisée se sera donc agrandie 6 fois, c’est-à-dire qu’elle aura accueilli au moins un nouveau membre tous les 5,6 ans. Commencée à 6, l’Union européenne compte bientôt 27 membres. Elle est passée de 80 à 456 millions d’habitants.



Pour renforcer le projet européen, l’Union s’est montrée accueillante et généreuse. Les 4 fameux critères de Copenhague (Démocratie, économie de marché, reprise de l’acquis, capacité d’absorption de l’UE) se sont rapidement réduits à trois. Ils sont variables et adaptables, plus politiques que techniques.



Chaque adhésion a fait l’objet d’une application « sélective » des critères. Pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal, la Communauté s’est contentée de leur acceptation. Pour l’Autriche, la Finlande et le Danemark, leur respect ne posait pas trop de problèmes. Pour les 10 adhérents de 2004, la Commission a exigé le vote de nouvelles lois et « un commencement de mise en œuvre » ; pour la Bulgarie et la Roumanie, elle veille à leur début d’application. Elle a demandé à la Croatie de coopérer avec le Tribunal pénal international ; et pour la Turquie, le cadre des négociations exige l’application effective des critères. En réalité, ces différences marquent un malaise. Quels que soient les critères, la décision d’adhésion est politique. Entre le sommet de décembre 1997 qui décide à Luxembourg l’ouverture des négociations à 6 pays d’Europe centrale et orientale et celui d’Helsinki en décembre 1999 qui étend la négociation à 6 autres pays, les considérations politiques l’ont emporté. Il fallait tirer les leçons de la chute du Mur de Berlin. Les critères n’ont pas pesé.



L’élargissement est devenue la seule véritable politique étrangère de l’UE à ses frontières orientales. Dès l’origine, elle avait vocation à s’étendre à tout le continent. L’intégration des pays d’Europe centrale et orientale est donc l’aboutissement d’un processus volontaire engagé il y a un demi siècle, qui l’empêchait d’imaginer une autre politique de voisinage.



Pour participer à la pacification et la démocratisation du continent l’Union n’avait que l’adhésion à offrir. Ce qu’elle avait fait pour conforter la démocratie en Grèce, en Espagne et au Portugal, elle l’a réédité pour l’Europe centrale et aujourd’hui pour stabiliser les Balkans. L’Europe veut la paix et la stabilité à ses frontières et chacun des Etats membres plaide d’ailleurs pour que son voisin immédiat adhère à l’Union. C’est aujourd’hui le cas de la Pologne avec l’Ukraine, de l’Autriche avec la Croatie, etc…



Doit-elle poursuivre cette politique vers le Sud ? La Turquie a profité de ce mouvement parce qu’elle faisait partie de ce qu’on appelait au début du vingtième siècle le « concert européen » et qu’elle a rejoint, après la seconde guerre mondiale, l’OTAN et le Conseil de l’Europe. Les pays du Maghreb n’ont pas eu cette chance et le Maroc s’est vu refuser officiellement toute perspective d’adhésion. Le Caucase est dans l’attente.



Cette expansion prend le risque de l’obésité. Les institutions fonctionnent plus difficilement, le budget européen est insuffisant pour accueillir et aider ces nouveaux membres, l’opinion réclame des limites.



En changeant de dimension, l’Europe change de nature




Relativement homogène à sa création, l’Union est devenue un patchwork d’Etats avec des niveaux de vie et de développement très différents.



De 1970 à 1990, le revenu moyen des Européens s’est accru de 58%, les inégalités se sont estompées, le nombre de personnes ayant besoin d’une aide de la collectivité a été divisé par 3.



L’élargissement du 1er mai 2004 a accru la population de l’UE de 20% et fait chuter le PIB/habitant de 12,5%, la richesse globale (PIB) n’augmentant que de 5%. Il a fait passer le nombre d’Européens vivant dans des régions dites pauvres (PIB/hab inférieur à 75% de la moyenne communautaire) de 73 millions à 123 millions. Le revenu moyen chez les 10 nouveaux membres est inférieur de 2 à 3 fois au revenu moyen des 15.



Au sein de l’Union, la part des 40% d’Européens les plus pauvres dans le revenu disponible global était de 21% à 15, il est de 18,7% à 25, il sera de 16,9% à 27 ; il serait de 14,8% avec la Turquie. Dans le même temps, la part des 20% d’Européens les plus riches était de 38% à 15, elle est de 41% à 25, elle sera de 42% à 27 et de 44% avec la Turquie.



Avec la Turquie, le nombre de pauvres, c’est-à-dire de personnes qui vivent avec moins de 10$ par jour, qui était de 3 millions à 15, passera à 64 millions à cause des très fortes inégalités internes à ce pays et de son importance démographique. L’adhésion de la Turquie aurait pour première conséquence une chute de 20 % du revenu moyen de l’U.E. A ce stade, l’Union européenne cesserait d’être une entité économiquement homogène. Pire, le facteur essentiel d’inégalité entre les habitants de l’UE serait désormais la nationalité, une situation inédite et politiquement explosive



La réflexion sur la capacité d’intégration de l’Union a été balayée par les nécessités politiques, parce que sa finalité restait ambiguë. Les Fondateurs souhaitaient parvenir à un haut niveau d’intégration. Celui-ci a été atteint dans nombre de domaines (Union douanière, politique commerciale, monnaie). Chaque adhérent est censé rejoindre ces politiques de type fédéral, mais ni le Royaume-Uni, ni le Danemark, ni la Suède n’ont adhéré à l’Euro. De même que les accords de Schengen n’ont été signé que par certains Etats membres.



La porte était ouverte à une « Europe à la carte » qui autorise toutes les demandes d’élargissement et complique la conduite homogène de ses institutions. L’intégration politique a été laissée de côté, comme si elle devait naturellement et spontanément venir toute seule et plus tard.



Le sommet de Nice, en décembre 2000, a marqué une véritable régression politique, où s’affrontèrent les intérêts nationaux comme rarement auparavant. Il donna naissance à un Traité qui ne faisait qu’étendre à l’Europe élargie les vieilles règles de fonctionnement de l’Europe à 6. Marchandages et ajustements techniques donnèrent naissance aux règles baroques et compliquées qui régissent toujours le fonctionnement de l’Union et qui sont, aujourd’hui la cause d’une véritable crise institutionnelle.





C’est la raison pour laquelle le projet constitutionnel était si urgent. Il réglait la plupart des problèmes que créait l’expansion de l’Europe. Mais, surtout, il relançait une dynamique institutionnelle permettant d’améliorer encore l’architecture de l’UE dans le futur. Son échec est donc très grave. Non seulement, il marque le refus d’une Europe plus efficace et plus démocratique, mais il fige de surcroît les procédures et les institutions actuelles pour de nombreuses années. Il traduit une perte de confiance des Etats et des peuples dans la poursuite de l’intégration et la construction d’outils supra-nationaux.



On peut affirmer que l’Union traverse l’une de ses crises les plus profondes. Elle éprouve des difficultés à se doter d’un budget, elle se divise encore sur les politiques économiques, sur la politique internationale, elle est atteinte dans son fonctionnement quotidien, c’est-à-dire dans la mise en œuvre de ses traités constitutifs. Les institutions communes sont affaiblies, spécialement la Commission, le Parlement ne s’est pas encore imposé, le Conseil est le lieu d’affrontement des intérêts nationaux, remis en goût du jour par une présidence britannique paralysée.





A l’évidence, la faible croissance en Europe est en partie  responsable de cette situation. La persistance du chômage aux alentours de 10% de la population active, les déficits publics et sociaux qui paralysent l’action des gouvernements, les transformations de l’économie mondiale et l’émergence de nouveaux concurrents, ont sapé la confiance dans l’espoir européen.



L’Europe semble marquer le pas au moment où les opinions publiques exigeaient d’y être mieux associées, c’est-à-dire à la fois l’acceptaient et voulaient peser sur ses orientations. Après des succès incontestables, l’Union européenne, frappée par une vraie crise de mutation économique, s’interroge sur son modèle et sur son avenir. L’élargissement fragilise l’acquis.



2 - Dans un monde plus compétitif, les citoyens aspirent à davantage de stabilité. Or l’implication croissante de l’Union européenne dans la vie quotidienne de ses habitants rend difficile et de plus en plus dangereux, d’ignorer l’avis de l’opinion publique lorsque des décisions essentielles doivent être prises au niveau européen.



Parvenue à mi-chemin d’une Union fédérale, l’Europe s’est trouvée confrontée à l’exigence démocratique et à la nécessité d’associer davantage les citoyens à sa construction. En l’absence d’un vrai leadership européen, l’opinion publique à mis l’Europe à la question.



La campagne en vue des référendums français et néerlandais des 29 mai et 1er juin 2005 a révélé, sur fond de difficultés économiques, des peurs et des interrogations qui ont conduit les électeurs à douter de la pertinence du projet européen. Si les partisans du NON ont pris soin de déclarer qu’ils étaient favorables à l’Europe, ils ont exhumé nombre de sentiments populistes accréditant l’idée que la construction européenne était une réponse inadéquate aux défis du 21ème siècle.



En jouant sur les peurs, ils ont suscité nombre d’interrogations sur l’Europe.





Des peurs nouvelles




La globalisation a entraîné un mouvement de délocalisations. Celui-ci vise surtout l’Asie, mais il a concerné aussi les pays d’Europe centrale et orientale. Se dotant de politiques fiscales favorables aux investissements étrangers, adeptes de la Flat Tax, bénéficiant de la conjonction d’une main d’œuvre qualifiée et encore peu coûteuse ils ont attiré nombre d’entreprises industrielles. Le stock d’investissements étrangers s’y élève à plus de 150 M€ et le flux annuel est supérieur à 15 M€. Dans le même temps les grands pays industriels de l’Union connaissent une désindustrialisation réelle. En période de chômage élevé, ces phénomènes sont politiquement insupportables et génèrent une méfiance envers l’élargissement, par ailleurs coûteux financièrement (40M€ entre 2004 et 2006). 54% des emplois nouveaux créés par les grandes entreprises en Europe, entre 2002 et 2004, l’ont été dans les pays d’Europe centrale et orientale. Si ce phénomène se ralentit et si l’élargissement profite à tous, y compris aux économies des 15, il est très difficile de faire prévaloir, dans le court terme, la justesse de ces raisonnements. A cette peur d’une concurrence économique jugée déloyale s’en ajoute une deuxième : l’immigration. En 2003, Eurostat comptabilisait sur le territoire des 25 environ 16,2 millions d’immigrés légaux provenant de pays non membres de l’Union. La Commission estimait pour sa part à environ 3 millions le nombre d’immigrants illégaux. Cette immigration est inégalement répartie selon les pays, mais la pression s’accentue aux portes de l’Europe notamment en provenance des pays d’Afrique et d’Asie. L’Italie, La France, l’Espagne, mais aussi l’Allemagne et l’Autriche, sont en première ligne face à un mouvement puissant de migrations générées par la misère. L’intégration de ces migrants pose de plus en plus de problèmes et toutes les grandes villes d’Europe comptent désormais des banlieues qui échappent aux modes et aux règles de la vie commune. Les partis extrémistes y puisent leurs arguments, renforcés par une situation économique de stagnation relative.

Pour certaines populations confrontées aux difficultés économiques, l’immigration est aussi vécue comme une « agression identitaire ».



Cette peur de voir menacé un mode de vie privilégié est particulièrement prononcée dans le cas de l’immigration en provenance des sociétés musulmanes. Le 11 septembre a de ce point de vue réussi à enraciner dans bon nombre d’esprits le schéma mental de la « guerre des civilisations ».



L’ouverture des négociations à la Turquie, venant après un « grand élargissement » a stimulé cette quête identitaire renforcée par la menace du terrorisme islamiste. Dans la plupart des pays de l’Union, la perspective d’adhésion de la Turquie suscite un mouvement fort de refus qui s’élève, pour peu que l’opinion soit interrogée, à plus de 70%. Pour bien comprendre la nature de cette réaction, imaginons que le Président Bush  propose l’adhésion du Mexique aux Etats-Unis ! Et qu’en serait-il si le Mexique était de confession islamique ? La question de l’adhésion turque est encore plus compliquée au regard des évolutions démographiques en Europe. Avec 70 millions d’habitants, la Turquie serait déjà le deuxième pays de l’U.E. En 2050, elle serait le premier. Personne ne peut penser raisonnablement que le plus grand pays de l’Europe politique puisse être un pays majoritairement en Asie. Valery Giscard d’Estaing a résumé cette problématique en évoquant l’image du Premier ministre turc représentant l’Europe lors d’un sommet annuel U.E. – U.S.A.



Si la diplomatie ne doit pas être conduite par l’opinion, une politique étrangère sérieuse ne peut pas s’affranchir durablement du soutien populaire sans être perçue comme illégitime. Aujourd’hui, l’élargissement sans fin de l’Europe semble de plus en plus illégitime.



Le besoin de protection existe partout, y compris dans les économies ouvertes et il n’est pas rare de voir des gouvernements se révéler temporairement protectionnistes. L’Europe ne l’a jamais été jusqu’ici. Elle est ouverte et apparaît peu protectrice face à la concurrence des pays émergents. C’est ainsi que la mise en œuvre le 1er janvier 2005, du vieil accord multi-fibres, a permis le triplement, en quelques mois, des exportations chinoises de textiles vers l’Europe et a nécessité la négociation en urgence de mesures suspensives. Les Européens estiment désormais, de manière majoritaire, que l’Union ne les protège pas des chocs de la libéralisation des échanges et d’une mondialisation jugée trop brutale. Les perspectives d’élargissement en sont directement les victimes.



Enfin, on ne saurait dissocier l’élargissement de la capacité de l’Europe à faire face aux crises régionales. L’Union a été traumatisée par son incapacité à éviter la guerre dans les Balkans. L’Europe de la défense y a puisé un nouvel élan. Comment justifier et expliquer que l’Union souhaite être présente au Moyen Orient où personne ne parvient à établir une paix durable ? Les Européens sont parfaitement conscients qu’accepter la Turquie posera immédiatement la question de l’adhésion d’Israël, du Liban, puis des pays du Maghreb.



L’argument selon lequel l’intégration d’un pays musulman au sein d’un ensemble politique occidental est un bon exemple de sécularisation pour l’ensemble des pays islamiques n’est pas pertinent. La Turquie n’est pas un pays arabe et l’islam s’identifie largement à l’arabité. Elle entretient d’ailleurs des relations tendues avec la plupart des pays arabes. La laïcité turque est largement imposée par la force ; elle est d’ailleurs de plus en plus remise en question. La liberté de religion et l’exercice des droits de l’homme n’y sont pas conformes à nos standards. La Turquie est membre de la Conférence des Etats islamiques qui est une organisation internationale basée sur la religion et dont l’action n’est pas jugée positive pour la stabilité du monde. Enfin, la Turquie est en délicatesse avec la plupart de ses voisins et fait preuve d’un nationalisme qui n’a rien à voir avec l’évolution de l’Europe, ce qui interdit de voir réglés, dans un proche avenir, le cas chypriote, le statut des Kurdes, la question des relations avec l’Arménie et les Arméniens, les byzantines disputes territoriales avec la Grèce.



L’ensemble de ces caractéristiques ont été éradiquées en Europe au prix de guerres et de souffrances qui restent présentes dans toutes les familles. Les Européens n’ont pas envie d’y replonger. Ignorer ces réalités revient à accréditer l’idée que le projet européen a été complètement détourné de son objet. Du retour à la paix par la création d’une entité politique, il sera devenu un simple outil au service de la démocratie. Ce n’est pas négligeable, mais sans l’adhésion des peuples, ce n’est pas possible. Est-ce même l’intérêt propre de l’Europe, confrontée à une crise générale de la représentation qui ne l’épargne pas ?





L’Europe plus sensible à la crise de la représentation.




C’est un phénomène qui s’observe dans l’ensemble du monde occidental. Partout, la montée de l’abstention s’accompagne d’une défiance de plus en plus marquée des citoyens à l’égard de leurs représentants. C’est particulièrement vrai pour l’Union européenne. La participation aux élections européennes est en baisse constante. Elle a été de 45,7% en 2004, à comparer aux 63 % du premier scrutin au suffrage universel de 1979.



Les institutions européennes sont particulièrement vulnérables au discrédit qui frappe les institutions représentatives. Elles souffrent davantage de l’éloignement géographique et sont considérées comme peu démocratique puisque leurs deux institutions les plus puissantes, la Commission et le Conseil des Ministres, ne sont pas élues au suffrage universel et délibèrent derrière des portes closes. Les procédures sont compliquées, relèvent de la diplomatie et traitent de sujets très techniques. Aussi, peu de citoyens peuvent-ils être réellement informés et conscients qu’elle affecte leur existence quotidienne. Les Parlements nationaux sont peu associés aux travaux. Les citoyens estiment qu’ils ne peuvent pas s’adresser aux pouvoirs qui décident des limites de l’Europe.  Enfin, relativement récente au regard de l'histoire des nations européennes, l’Union ne bénéficie pas de « l’affectio sociétatis » que seule procure une longue histoire commune.



Les citoyens n’ont donc pas encore acquis le « réflexe européen » et continuent à se prononcer en fonction d’enjeux nationaux, dûment encouragés par l’attitude des gouvernements et des partis politiques. L’absence de médiatisation dont souffrent les institutions européennes génère immanquablement incompréhension et ressentiment : beaucoup de gouvernements nationaux profitent de cette méconnaissance pour s’attribuer les succès de l’Europe et lui imputer leurs échecs. Or la politique d’élargissement est une politique européenne ; elle souffre directement d’une mise en cause de sa légitimité.



En réalité, les Européens s’interrogent sur eux-mêmes et sur l’Union européenne. Ce qu’ils ont en commun constitue-t-il une identité ?



Il existe déjà un Européen-type, même si la culture des différences, un « sport européen » apprécié, en cache souvent la réalité. Les études d’opinion montrent une vision commune du monde, où la paix et la solidarité sont les valeurs préférées des Européens. En termes politiques, cela  traduit une rupture avec le passé lointain de l’Europe, une attitude qui porte au multilatéralisme, qui magnifie la négociation, qui « sanctifie » le droit. Cette nouvelle conscience européenne est mise à mal par un élargissement sans limites de l’Union. Le cas de la Turquie, dont le droit, les pratiques, la taille et l’armée sont si différents des pays membres de l’Europe, ébranle ces certitudes déjà contestée par ailleurs. Le fait que les Etats-Unis et le Royaume-Uni soient favorables à l’adhésion de la Turquie renforce ce sentiment et affaiblit considérablement les chances d’Ankara car ces deux pays sont réputés, à tort ou à raison, vouloir nier l’identité de l’Europe.





Des frontières pour une identité commune



Celle-ci se réduit alors aux limites géographiques au sein desquelles des règles communes sont applicables. La revendication de frontières pourrait apparaître contraire à l’idée originelle d’Europe plus inspirée par Kant que par Machiavel. Elle est devenue une quête d’identité dans un monde global où chacun revendique ses racines. A l’évidence, les frontières de l’Europe sont en Europe et pas en Asie ou au Moyen-Orient. Quels que soient les objectifs et analyses géostratégiques, les peuples d’Europe veulent s’identifier à un espace géographique. Pourquoi l’Europe serait-elle la seule institution politique qui n’ait pas le droit d’être identifiée ?



Or, définir les frontières de l’Europe n’est pas impossible. Cela peut être fait à l’aide de plusieurs critères.



L’histoire confirme que l’Europe s’est construite grâce au pouvoir fédérateur de l’Eglise catholique romaine. Le Moyen-Age inventa un modèle politique original, féodal, qui permit peu à peu l’édification des nations et consacra la séparation du politique et du spirituel. Le siècle des Lumières introduisit les sciences et la rationalité dans le gouvernement des hommes. Toutes ces époques de l’histoire sont pour l’Europe des étapes vers la civilisation et constituent le fil d’Ariane de l’histoire de ses peuples. Elles se sont déroulées dans un espace qui reste exactement celui de l’Europe à 27, c’est-à-dire l’Union actuelle avec la Roumanie et la Bulgarie. On peut y ajouter les Balkans. Une question se pose pour l’Ukraine. Ni la Russie ni la Turquie ne partagent l’histoire de l’Europe, sauf par effraction, attirance ou conflit.



La culture a accompagné depuis près de mille ans cette évolution. Les frontières de l’Europe à 25 sont celles des limites de l’architecture gothique. Ce mélange européen entre Pouvoir et Savoir est inscrit sur les murs des universités européennes, de Pecs en Hongrie à Tartu en Estonie en passant bien sûr par Heidelberg, Prague et Paris. La littérature, la musique, la peinture supportent cette identité et leur « signature européenne » est reconnue dans le monde entier. L’Europe reste une terre de création culturelle sans équivalent, le lieu d’échange des artistes, le creuset où se sont forgés en plus grand nombre les monuments de la littérature et de la musique, l’espace où les artistes ont bénéficié de la libre circulation avant tout le monde. Cet espace s’est longtemps accroché aux deux grands fleuves européens, le Danube et le Rhin.



La géographie confirme ces approches. Les frontières Sud de l’Europe sont bornées par la Méditerranée et passent donc au milieu du Bosphore, sans atteindre ni les rives de l’Afrique ni celles de l’Asie. A l’Est, malgré les efforts des géographes de Pierre 1er, qui englobaient les terres russes jusqu’à l’Oural, la seule certitude est que Vladivostock n’est pas en Europe de même qu’Irkoutsk. La Russie elle-même, qui n’est pas candidate à l’adhésion, a toujours hésité entre les Occidentalistes pro-européens pour qui, comme pour Atatürk, « la civilisation était occidentale » et le pan-slavisme qui donnait la priorité à l’épanouissement de l’identité russe.



La question des limites est donc devenue capitale pour l’Union et pour les Européens. Une unification économique et des relations normalisées entre Etats s’étaient peu à peu imposées dans l’esprit des Européens. Une Union avec des institutions politiques communes, qui exige des transferts de souveraineté accrus, nécessite que soient connues les frontières pour que soient acceptées les règles communes. L’Europe ne peut pas faire abstraction de ce besoin d’identification qui conditionne le sentiment d’appartenance. C’est donc bien la nature de l’Europe qui est en cause.





3 – La question des frontières pose celle de l’avenir de l’Europe, de sa nature et de son rôle dans le monde.





Dans la conception originelle des Pères fondateurs, alors soutenus par les Etats-Unis, l’Europe est une Union économique à vocation politique.



Il s’agit, par l’économie, de nouer des intérêts communs qui, peu à peu, créeront des réflexes communs, des politiques communes et, enfin, l’amorce d’une identité commune. C’est à ce stade que nous étions arrivés avec l’introduction de l’Euro, accepté avec enthousiasme par les citoyens européens. Cet événement a démontré leur adhésion à une construction supra-nationale qui respecte leurs identités nationales.





A ces postulats de base s’oppose la conception britannique : L’Europe est une facilité économique de plus qui doit renforcer la nation, seul lieu d’expression véritable de la Démocratie.



Le ministre britannique des affaires européennes, M. Douglas Alexander, vient de lever le voile en affirmant clairement qu’il n’existe pas d’identité européenne et qu’il faut même supprimer les symboles de l’Europe, qui créent une confusion avec les identités nationales. Pour lui, « the strenght of the nation state is the fundamental building block of the UE”. En d’autres termes, le but de l’Europe, serait de renforcer les nations. Cette divergence traduit le peu d’expérience européenne du Royaume-Uni, l’erreur volontaire ou fortuite d’analyse faite sur la réalité de la construction communautaire et surtout la négation de l’adhésion des opinions publiques à l’idée d’unification de l’Europe. Même après le NON du 29 mai 2005, les Français continuent à se dire Européens et reconnaissent à plus de 98% le drapeau européen.



Les nouveaux membres éprouvent perplexité et inquiétude au vu de ces divergences. Pour eux appartenir à l’Europe ce fut d’abord rejoindre un système de sécurité collective censé les protéger comme le retour d’une menace de l’Est : l’OTAN ; ce fut ensuite accéder à la prospérité grâce au marché unique, mais c’est aussi voir reconnue, garantie et respectée leur identité européenne, notamment sur les plans historique et culturel. C’est la raison pour laquelle la question des frontières risque de devenir très vite l’une de leurs préoccupations. Malgré les considérations stratégiques de gouvernements soucieux de paix à leurs frontières, leurs opinions pensent déjà différemment. Un référendum sur l’adhésion de la Turquie en Pologne ou en Hongrie se solderait certainement par un fort rejet.



Si la nature de l’Union est l’occasion de divergences, le rôle qu’on souhaite lui voir jouer dans le monde fait l’objet de davantage de consensus.





Quel rôle pour l’Europe dans le monde ?



Son rôle régional est déjà considérable.



Généreuse avec ses voisins, acteur incontournable sur le plan économique, elle exerce un réel leadership à ses frontières. La chute du Mur de Berlin, événement mondial qui a motivé une nouvelle implication des Etats-Unis dans la région, est déjà loin. Nous ne sommes plus aux temps où le principal bénéficiaire des crédits américains était l’Ukraine, qui devait désarmer ses missiles nucléaires. Nous avons dépassé la période où les pays baltes préféraient confier aux entreprises américaines leur gaz et leur pétrole. Les réalités régionales ont pris le dessus et la logique économique de proximité l’a emporté sur les considérations politiques et sentimentales. Devant la pression russe, les pétroliers baltes préfèrent traiter avec les entreprises européennes ; l’Ukraine réclame son adhésion, la Pologne, présente militairement en Irak, a pris goût aux chèques reçus par ses agriculteurs de la politique agricole commune. Le « rouleau compresseur européen est à l’œuvre. Est-il à la hauteur ?



Pour ne pas abandonner l'idée d'une Europe politique qui lui garantit d'être mieux entendue sur la scène internationale et pour améliorer sa politique étrangère à ses frontières, l’Union a inventé « la politique de voisinage ». Le concept en est simple : avec ses voisins, l’Union est prête à tout partager sauf les institutions.



Cette European Neighbourhood Policy, d’ores et déjà dotée de près d’1M€, a vocation à compléter ou remplacer les instruments de coopération régionale que l’Union avait mis en place pour aider ses voisins et qui se sont élevés, par exemple à 3,7 M€ pour la période 2000-2003.



Entrent ainsi dans ce cadre le programme TACIS qui fournit déjà à la Russie, l’Ukraine, la Moldavie, le Belarus 1,33 M€ d’aides, ou le programme MEDA, qui assiste l’Algérie, l’Egypte, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Syrie, la Tunisie, la Palestine, pour un montant de 2,4 M€.



Initiée en 2003, confirmée en 2004, la politique de voisinage a pris son essor en 2005 avec l’adoption de « plans d’action » précis avec la Moldavie, l’Ukraine, le Maroc, la Tunisie, la Jordanie, Israël et l’Autorité palestinienne. Des accords de même nature sont annoncés avec l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaidjan. L’objectif est d’éviter que ne se développent de nouvelles lignes de fracture autour de l’Union européenne élargie et d’exporter la stabilité et la prospérité européennes. Le moyen principal de cette stratégie est de rapprocher ces pays des normes européennes en matière de droit, de justice et d’économie, de stimuler la coopération en matière de mouvements de population et d’intensifier le dialogue politique en matière de lutte contre le terrorisme, de prolifération des armes de destruction massive et de résolution des conflits régionaux.



Le récent élargissement a démontré que l’Union ne pouvait pas s’étendre indéfiniment et devait se doter d’une politique spécifique avec ses voisins. C’est ce qu’elle a commencé à faire avec la Russie en établissant des accords de coopération étroite. C’est ce qu’elle aurait dû avoir le courage de faire avec la Turquie à qui avait été promis l’adhésion à un ensemble économique mais pas à des institutions politiques communes.



Ailleurs dans le monde, l'Union joue déjà un rôle considérable. Première puissance commerciale, dont le PIB global est proche de celui des Etats-Unis, elle dispense la moitié de l’aide au développement mondial (16M$) et intervient sur tous les théâtres par sa diplomatie économique. Modèle d'intégration politique régionale étudié avec intérêt par bien des régions du monde, elle tente d’apporter un message original qui rencontre écho et intérêt. Tel est le cas en matière de protection de l’environnement, pour l’aide au développement ou les revendications de nature culturelle. Elle peut jouer un rôle plus important encore,  condition de s’en donner les moyens politiques. Mais ces défis internes font désormais passer au second plan la dynamique de l’élargissement.





L’Europe concentrée sur la rénovation de son projet



L’échec de la Constitution est un coup d’arrêt inquiétant à l’unification européenne. Il pose de sérieux problèmes institutionnels qui vont occuper pour de longs mois les chancelleries et les opinions.



L’économie de l’Union, à quelques rares exceptions, traverse une crise durable. Alors que le monde a connu en 2004 une croissance exceptionnelle de 5,1% et vraisemblablement de 4,3% en 2005, l’Europe a plafonné aux environs de 2%. Les principales économies de l’Union sont confrontées à une crise structurelle et à la nouvelle concurrence des pays émergents.  Cette situation exige des réformes vigoureuses que les agendas politiques internes, avec de multiples élections, rendent problématiques. L’élargissement n’est donc plus la priorité européenne. Nombreux sont ceux qui considèrent même qu’il est un obstacle à une remise en ordre de l’Union européenne. Les négociations qui vont s’ouvrir avec la Turquie, dans un climat de méfiance réciproque, risquent en effet d’apporter leur cortège de crises et de tensions contraire au but recherché. L’instabilité et les contradictions internes de la Turquie sont à cet égard préoccupantes. Elle s’est déjà révélée être un partenaire compliqué et dur, privilégiant d’abord ses simples intérêts nationaux au mépris de l’intérêt général européen.



En quelque sorte, vu d’Europe, l’heure de l’approfondissement a sonné, même un peu tard, tandis que celle de l’élargissement semble passée.



Par ailleurs, l’évolution de l’Union et les divergences apparues en son sein, ont remis au goût du jour les possibilités de relance de l’Europe par d’autres méthodes. L’Union semblant en danger dans sa forme actuelle, déjà des voix autorisées, en France, en Belgique et dans d’autres Etats membres, évoquent la possibilité de nouvelles initiatives politiques à partir d’un « noyau dur d’Etats ». L’alternative serait alors d’accepter tous les élargissements et de recréer un nouvel ensemble politique autour de quelques pays ou de refuser les élargissements, notamment à la Turquie et de se consacrer exclusivement à l’approfondissement politique de l’Union.



Les deux voies sont périlleuses et facteurs de déstabilisation.



La première hypothèse est difficilement acceptable pour les nouveaux membres de l’Union, notamment les plus petits. L’Union serait réduite à une sorte de Conseil de l’Europe », une ONU en petit, auquel on aurait conféré des responsabilités économiques. La seconde peut provoquer des crises aux  frontières de l’U.E. La Turquie acceptera-t-elle d’être rejetée par les opinions, ce qui paraît aujourd’hui très probable puisque des référendums seront nécessaires pour ratifier son adhésion ?



Dans les deux cas l’Union aura beaucoup de difficultés à trouver une position commune.



Au sein même de l’Union, les divergences sur la nature de l’UE, sur ses politiques, sur la relation transatlantique, sont, en effet, susceptibles de mettre à mal l’édifice déjà construit. A cet égard, la politique britannique est particulièrement critiquée. La crise actuelle sur le budget de l’Union, dont dépend le financement de l’élargissement de 2004, est très révélatrice. Le Royaume-Uni est considéré comme ayant un pied à l’intérieur de l’UE, car il ne peut pas se désintéresser de l’Europe continentale dont il tire sa prospérité, et un pied à l’extérieur en restant profondément hostile à une Europe politique qu’il combat par tous les moyens, notamment en poussant aux élargissements. Il est le meilleur propagandiste de ceux qui souhaitent que l’unification de l’Europe reparte sur de nouvelles bases, continentales et resserrées. Dans cette hypothèse, les élargissements à venir n’auraient pas lieu et certains d’entre eux, déjà réalisés, seraient de facto remis en cause.



Dans ce contexte, la position des Etats-Unis est importante. Le soutien apporté par le Président Bush à l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie a renforcé les opposants et relancé l’idée que les Etats-Unis étaient hostiles à l’unité européenne.



Pour sa part, l’Europe hésite entre l’objectif de « l’Europe puissance » ou de la grande Europe. Vraisemblablement la raison voudrait que tous contribuent à faciliter la création d’une Europe puissante, rassérénée et sûre d’elle-même, alliée des Etats-Unis mais indépendante et pesant sur la scène internationale.



A cet égard, malgré les efforts récents, notables depuis l’arrivée de C. Rice au Secrétariat d’Etat et la visite du Président Bush à Bruxelles, est ressenti en Europe le besoin d’une vraie politique européenne des Etats-Unis, plus solidaire de l’Europe en difficulté, plus volontaire et d’un soutien affiché aux efforts européens d’unification politique. Il est de l’intérêt commun aux deux rives de l’Atlantique, si liées par les valeurs mais aussi par l’économie, comme l’ont montré avec éclat D.Hamilton et J.Quinlan, que l’Europe politique réussisse.



Le pessimisme de ces analyses ne doit pas rayer d’un trait de plume tout ce que l’Union européenne a déjà réussi. L’Europe est solide. Encadrées par des traités contraignants, enracinées dans des pratiques nouvelles, limitées dans leur action par des intérêts croisés très nombreux, les nations européennes ne peuvent pas s’affranchir facilement de la dimension européenne.



Mais le printemps 2005 marque réellement un tournant dans l’histoire de la construction communautaire. L’échec de la Constitution et les raisons qui ont poussé les peuples de deux pays fondateurs à la rejeter, sont la preuve que l’Union est entrée dans une ère nouvelle. Aura-t-elle la capacité de surmonter cette nouvelle crise ?



L’équation économique est difficile. Les tensions politiques en son sein sont fortes. L’élargissement est une pression constante sur les gouvernements et sur l’Union qui n’a pas les moyens financiers et politiques de la surmonter seule.



Entre l’objectif nécessaire de poursuivre les efforts en faveur de la progression de la Démocratie à ses frontières et l’impératif prioritaire de conforter son existence, ses institutions comme ses politiques, l’Union européenne devra-t-elle choisir  et que choisira-t-elle?



L’élargissement en dehors de ses frontières géographiques est en quelque sorte le défi de trop pour l’Europe. Elle semble aujourd’hui ne pas avoir durablement les moyens de le relever. La forcer à le faire, c’est prendre le risque de gommer 55 ans d’acquis, de retrouver une Europe instable et imprévisible, disposée à saisir toutes les opportunités pour exister.



La nécessité de reconstruire une relation transatlantique forte et plus féconde peut y rencontrer un obstacle supplémentaire.