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L'Union européenne et son territoire

Article publié dans le "Rapport Schuman 2007 sur l'état de l'Union", mars 2007

La fin de l’empire soviétique a ouvert la voie à la réunification de l’Europe.





En même temps qu’elle accélérait une globalisation dopée par la révolution des techniques de communication, elle lançait à l’Union européenne un redoutable défi, celui de son élargissement à l’Est. Profilée pour réussir l’unification du continent par l’économie avant la politique, l’Union mit 15 ans pour accueillir, le 1er mai 2004, 10 nouveaux membres, puis, le 1er janvier 2007, deux autres encore.

Il devint vite évident que cette expansion nécessitait de nouvelles règles de fonctionnement. Il apparut aussi que l’opinion publique européenne se sentait prise de vertige, notamment parce que la Turquie, depuis longtemps dans l’attente de l’ouverture d’une négociation promise dans les années soixante, s’engouffra dans la brèche et obtint d’entamer des négociations d’adhésion en octobre 2005. L’élargissement devint alors un thème récurrent des débats européens. Il porte en lui la question des frontières, que l’Europe n’avait cru devoir imaginer aussi rapidement. L’expansion de l’Europe la conduit à penser son territoire en fonction de ses objectifs politiques.





L’expansion de l’Europe : un succès qui appelle des clarifications



L’élargissement est un réel succès. Mais il doit avoir une fin connue pour permettre aux Européens de s’identifier à l’Europe. Depuis 1950, l’Europe constituée est passée de 6 pays à 27, multipliant par plus de 4 le nombre de ses États membres, une proportion qui équivaut à un nouvel adhérent tous les 2 ans, un adhérent tous les ans et demi à partir de 1973, date du premier élargissement. Cette expansion extraordinaire, parce que pacifique, combinée aux effets de l’ouverture des frontières internes et de la stabilité, a constitué un formidable moteur de croissance pour le continent. On y trouve des pays dont la richesse par habitant est la plus élevée du monde. Le PIB de l’Union à 27 s’établit désormais à 12 689 milliards $, supérieur à celui des États-Unis (12 277 milliards). Depuis le second conflit mondial, le niveau de vie n’a pas cessé globalement de croître en Europe Triplant presque sa population de 181 millions d’habitants en 1957 à 489 au début 2007, l’Union est désormais un ensemble politique à la taille du XXIe siècle. Sa superficie a été multipliée par 3,6. Elle peut se targuer d’avoir contribué à ramener vers la démocratie et l’État de droit plus de 181 millions d’Européens qui, à des titres divers, ont vécu sous une dictature. Le recul du totalitarisme est l’un des plus grands succès de l’Europe unie, argument bizarrement peu utilisé dans le débat politique. Par gravitation, selon un mot de Carl Bildt, l’Europe a attiré vers elle tous les États du continent parce qu’elle incarne la démocratie, la stabilité, la prospérité et l’assurance de retrouver ou de se hisser aux standards de l’économie occidentale.





De ce point de vue, le succès de l’intégration européenne n’est pas contestable. Il est même unique dans l’histoire récente du monde et parfaitement conforme aux objectifs des Pères fondateurs qui souhaitaient réunifier le continent pour garantir une paix durable. Pourtant l’élargissement a été perçu par beaucoup comme une extension illimitée et incontrôlée de l’Union européenne. Agrégeant les angoisses nées de l’accroissement de l’immigration et de l’échec des politiques d’intégration à la perspective de s’étendre hors du continent à un pays aussi peuplé que la Turquie, l’élargissement est devenu une question politique passionnelle, une interpellation récurrente, utilisée notamment lors des référendums d’approbation de la Constitution, contre les institutions européennes et spécialement contre la Commission.

La question turque et la méthode choisie par les chefs d’État et de gouvernement pour la traiter ont fait dérailler le train de la réunification et donné aux populistes de tous bords, mais aussi aux Européens de toujours, de nouvelles occasions de critiques. Pour les uns, la manière administrative et mécanique avec laquelle la Commission gère le dossier des élargissements successifs est la preuve de son caractère technocratique. Pour les autres, l’ouverture des négociations avec la Turquie représente le triomphe d’une Europe résumée à un grand marché. L’Europe change ainsi de nature et ne sera plus jamais la même, surtout avec des frontières aux confins de l’Irak.



Ce verrou ouvert, pouvaient s’engouffrer dans la brèche toutes les démagogies en focalisant sur le « plombier polonais » la crainte d’une concurrence sociale et fiscale accrue au sein de l’Union. L’ensemble des conservatismes était alors appelé en renfort et l’on vit nombre de responsables douter ouvertement des conditions dans lesquelles la réunification du 1er mai 2004 s’était opérée. Ce sentiment et ses arguments politiques ont laissé des traces profondes dans les opinions publiques, réveillant des fantasmes inattendus mais aussi la juste question des limites de l’Union. Faits générateurs ou conséquences d’une crise européenne, les référendums négatifs en France et aux Pays-Bas du printemps 2005, ont déclenché une réelle quête d’identité européenne. Le débat avait été un peu vite évacué au moment de la rédaction du Préambule de la Constitution pour l’Europe. Il s’agissait alors du refus de mentionner « l’héritage chrétien de l’Europe ». La confusion entre le passé chrétien du continent, qui n’est pas contestable et ses politiques à venir, notamment à l’égard de l’islam, n’ayant pas été levée, la Convention adoptait une formule ingénieuse mais qui ne répondait pas totalement au besoin d’appartenance des citoyens. Il était normal qu’il se reporte sur les frontières.


Valéry Giscard d’Estaing avait d’ailleurs posé la question, dès le début des travaux de la Convention. Depuis cette date, la polémique n’a plus cessé. L’Union, dont les leaders ont affirmé depuis l’origine qu’elle était une idée avant d’être un territoire, se trouvait désormais face à la nécessité de préciser ses confins. Les opinions publiques européennes s’empoignaient au sujet de la Turquie, pays non géographiquement européen, mais aussi à propos de l’élargissement du 1er mai 2004, pourtant ratifié sans difficultés par les parlements nationaux. La valeur symbolique de la frontière de tout ensemble politique, autant que le bon sens élémentaire, exigent que l’Union se fixe des limites, ce qui contribuerait à clarifier son identité et à accroître le nécessaire sentiment d’appartenance de ses citoyens. La nécessité d’une Europe acteur global sur la scène internationale, impose une unité politique plus grande et donc un « dedans et un dehors ». Tant en ce qui concerne les valeurs que pour son fonctionnement, l’Europe a besoin de se définir politiquement. C’est peut-être son exercice le plus difficile mais elle ne pourra pas y échapper.



Les impératifs de la vie internationale, les exigences économiques et juridiques renforcées par la mondialisation, imposent à l’Union, si elle veut compter, si elle désire forger une autonomie stratégique véritable, si elle souhaite retrouver l’adhésion des peuples, de définir ses frontières. Celles-ci ne sauraient être, à l’heure de la globalisation, des murs westphaliens générateurs, comme par le passé, de tensions et d’hostilité, mais tous les défis lancés à l’Union, des vagues d’immigration clandestine jusqu’à l’indispensable lutte contre les nouvelles formes de criminalité mondiale, ne lui laissent pas le choix. Elle doit modifier sa politique à ses frontières et, par voie de conséquence, sa politique d’élargissement.





Penser le territoire : une nécessité



Parce qu’elle s’est longtemps conçue comme une idée et une méthode plutôt qu’en nouvel acteur de la politique internationale, l’Union n’a pas voulu fixer ses propres limites. Ce qui était sage aux lendemains du second conflit mondial dans une Europe divisée, est devenu un handicap pour l’Europe réunifiée. La politique d’élargissement ne peut plus tenir lieu de politique étrangère. Elle doit être redéfinie dans ses objectifs comme dans ses moyens.



Quels doivent être les objectifs d’une politique d’élargissement moderne?



À l’évidence la stabilisation de son proche environnement demeure une nécessité. Mais l’Union doit faire face à d’autres défis qu’elle ne connaissait pas auparavant. Que la Constitution entre en vigueur ou non, la Convention a su dégager un consensus au sein des États membres pour qu’elle se considère désormais comme un acteur international doté de la personnalité juridique. Ce point de droit n’a d’ailleurs pas fait l’objet de controverses et devrait donc rapidement trouver une réalité. Car l’Union est de plus en plus sollicitée pour intervenir partout dans le monde. Ce fut le cas après le tsunami de décembre 2004 en Asie, pour l’élection présidentielle en République démocratique du Congo ; elle ne manque aucune occasion de s’exprimer sur tous les grands sujets de politique internationale, la Corée du Nord, l’Iran, l’Afrique. Elle a acquis sa personnalité politique. Elle existe sur la scène internationale, politiquement et militairement, même si on peut estimer légitimement qu’elle n’existe pas assez.



Elle ne peut donc pas continuer à traiter comme par le passé les questions de politique extérieure à ses frontières, c’est-à-dire en proposant la seule adhésion, sous peine d’être conduite à grossir indéfiniment et, par le rejet des citoyens, à aboutir au résultat exactement inverse à celui qu’elle recherche : dresser les peuples les uns contre les autres au lieu de les rapprocher. L’expérience turque de ces derniers mois est, à cet égard, révélatrice. Pour fâcher les Turcs avec les Français, qui, depuis François 1er jusqu’à la création de l’État turc moderne en 1923, ont toujours manifesté une amitié et un attrait réels, il en a fallu des maladresses et des erreurs ! L’Europe l’a fait.

Par ailleurs, les voisins de l’Union ont beaucoup changé et largement profité de la globalisation, c’est-à-dire de l’accroissement des échanges et de la diffusion des nouvelles technologies. À nos frontières, la croissance et le développement ont retrouvé droit de cité et nombre d’États n’envisagent pas ou plus d’adhérer à l’Union. L’Algérie n’a pas réclamé son adhésion à l’UE ! De nouveaux pays accèdent au développement. Ils cherchent un partenaire fiable et solide plutôt que d’adhérer à un ensemble européen. C’est ce qu’on aurait dû expliquer à la Turquie depuis longtemps. Son intérêt bien compris n’est pas dans l’adhésion, il est dans l’accès aux marchés et aux investissements européens, une libre circulation des hommes et un développement autonome, dans sa région où elle a un vrai rôle à assumer.



Autant de demandes qui auraient pu être satisfaites par une vraie politique de voisinage, proposée en remplacement de l’adhésion à tout prix. Force est de reconnaître que la bonne idée lancée par Romano Prodi, alors Président de la Commission, n’a pas connu les développements escomptés. Les pays membres de l’Union, à l’exception de ceux qui gardent des intérêts régionaux ou mondiaux spécifiques (Espagne, France) ou qui ne souhaitent pas l’union politique (Royaume-Uni), n’ont pas voulu donner à la politique de voisinage tous les moyens pour en faire un instrument attrayant. Et les pays qu’elle aide ne sont pas tous les « partenaires privilégiés » qu’on pourrait espérer. L’Union a néanmoins passé des accords importants avec dix de ses seize voisins éligibles à une politique européenne de voisinage qui s’étend du Caucase à la Biélorussie, en passant par le Moyen-Orient et le Maghreb. L’Europe élargie compte 385 millions de voisins à ses frontières et ne peut pas se désintéresser de leur sort. Elle entend donc se lier à eux par des accords leur permettant d’être connectés au grand marché en les assistant dans leurs progrès économiques, sociaux et politiques. Elle dépensera pour eux 12 milliards m pendant la période 2007-2013. Il reste que la politique de voisinage, telle qu’évoquée dès la publication de la Stratégie européenne de sécurité (décembre 2003) est fondée sur un motif particulier : « Il n’est pas dans notre intérêt que l’élargissement crée de nouvelles lignes de division en Europe ».



À la question des limites, l’Europe répond toujours par la nécessité de les gommer. Les objectifs de la politique d’élargissement et de la politique de voisinage doivent donc être revus au regard de la politique étrangère et de sécurité commune naissante. L’Union doit être l’animateur d’une région du monde multipolaire et non une organisation régionale à laquelle tout le monde adhère par obligation. Ainsi serait-il possible de poser les questions stratégiques véritables, de nature politique, plutôt que de se contenter d’examiner la compatibilité avec des critères proclamés. Les moyens de la politique d’élargissement doivent être pensés en fonction de ses objectifs.

L’exigence de reprise de l’acquis, qui prévaut depuis Copenhague (1993), a causé beaucoup de dégâts et n’est pas réellement respectée. Elle ne suffit plus à juger de la capacité d’adhésion d’un pays candidat.



Les conditions dans lesquelles a été négociée l’adhésion pour le 1er mai 2004, de dix États membres, ont laissé beaucoup de traces. L’imposition de normes techniques complexes ne correspondant pas au niveau de développement des États, a occulté beaucoup de questions politiques et a donné de l’Union une image destructrice qui n’a pas aidé à créer un véritable sentiment d’appartenance chez les nouveaux membres. Par ailleurs, le choc produit par nos méthodes dans des sociétés qui sortaient du communisme, c’est-à-dire du pouvoir de la force, a été largement sous-estimé. La méthode de négociation choisie est largement responsable de l’instabilité politique dans les nouveaux États membres, de la montée du populisme en Europe centrale et des dérapages auxquels nous avons assisté en Slovaquie (heurts communautaires), en Hongrie et en Pologne (populisme). Elle a empêché l’Union de conforter l’esprit européen dans les nouvelles démocraties, celui qui préfère le compromis à l’affrontement, qui élève vers un intérêt général européen, c’est-à-dire celui qui présidait il y 57 ans au rapprochement des plus farouches ennemis pour en faire des partenaires solides.



Les bons élèves ont relevé le défi avec succès mais en paient encore le prix politique par des alternances quasi-systématiques. Les autres ont vu leur adhésion contestée, repoussée, puis finalement acceptée, alors qu’ils ne respectaient pas toujours les critères. La Roumanie et la Bulgarie ont été admises, pour des raisons politiques louables, à faire leur entrée au 1er janvier 2007, mais chacun sait, la Commission l’écrit même, qu’ils ne respectent pas les critères. Comment donc exiger des autres qu’ils les respectent ? L’Union a gagné en hétérogénéité, pas seulement à cause des nouveaux membres, mais par un affaiblissement de l’esprit communautaire, au demeurant contagieux aussi chez les anciens.



À la vérité, la responsabilité de la Commission est grande d’avoir systématiquement interprété à sa manière les mandats peu clairs du Conseil européen. En forçant à tout prix l’adhésion, en tordant les critères, elle a disqualifié cette approche.



La responsabilité du Conseil et donc des États membres ne doit pas être sous-estimée. Ce n’est pas dans cette enceinte qu’on attend du courage alors que les « intérêts nationaux » y font un retour en force. L’intérêt général européen est mal défendu, faute d’une réflexion sereine sur le territoire de l’Union européenne.

Cet intérêt général figure en toutes lettres dans la déclaration de Copenhague, comme un quatrième critère : la capacité d’absorption. Cette formulation légitime la critique parfois entendue quant aux relents de colonialisme avec lesquels a été pensée la politique d’élargissement.



On parle désormais plus normalement de capacité d’intégration. Ce critère a été nié, essentiellement par des États membres non fondateurs de l’Union, au point de conduire le Conseil à le rejeter alors qu’il figurait expressément dans la déclaration finale de Copenhague. Il est contesté par la Commission qui se refuse à en faire un vrai critère. Puisque le principe même du respect des critères n’est plus ni efficace ni respecté par ceux-là mêmes qui doivent le mettre en oeuvre, il convient de le compléter par de nouvelles approches.





L’élargissement : un approfondissement de l’union politique... jusqu’où ?



L’élargissement n’a d’intérêt que s’il permet de renforcer l’Union, c’est-à-dire notamment de poursuivre le mouvement d’intégration et de renforcer la politique étrangère et de sécurité commune. Pour cela il faut définir le territoire de l’Union. L’adhésion à l’Union européenne n’est justifiée que par une communauté d’objectifs de nature politique. Au premier rang de ceux-ci figure celui d’être « unis d’une manière sans cesse plus étroite », c’est-à-dire l’objectif d’union politique qui figurait déjà dans la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman. La politique d’élargissement doit donc s’inscrire dans la poursuite du mouvement d’intégration, qui exige que soient décidés, pour des raisons d’efficacité, de nouveaux transferts de souveraineté.



Après l’échec des référendums néerlandais et français sur la Constitution, il est certes nécessaire de trouver les moyens institutionnels d’assurer à l’Europe élargie un meilleur fonctionnement. Mais on aurait tort de se polariser sur la simple question des institutions.



La poursuite et la relance de l’intégration sont indispensables aux États membres pour bénéficier totalement du marché unique inachevé et pour donner à l’Union son vrai poids politique sur la scène mondiale.



Une fois encore, c’est la nécessité qui pousse le plus à l’intégration. Nécessité face à l’afflux sans précédent d’immigrés clandestins : l’Union en aura accueilli pendant l’été 2006 autant qu’en une année. Rien ne permet de penser que le mouvement se ralentisse. Impérieuse obligation d’agir pour contrer la menace terroriste qui tourne à l’affrontement entre l’Islam extrémiste et l’Occident : les attentats de Londres et de Madrid, ajoutés à plusieurs tentatives évitées en Allemagne et sur le sol d’autres États membres, soulignent que l’Europe en est aussi la cible. Revendication des gouvernements nationaux eux-mêmes d’une politique économique davantage concertée pour combler le déficit de croissance. Enfin, l’Europe de la défense, dont on pensait qu’elle serait la plus difficile à mettre en oeuvre et qui fait des pas de géant : l’Union est présente dans les Balkans, en Bosnie-Herzégovine, bientôt au Kosovo, en Afghanistan, au Moyen-Orient (Liban, Gaza) et en Afrique, de plus en plus souvent et de plus en plus loin (République démocratique du Congo). Sollicitées de toutes parts, même pour les crises humanitaires purement civiles, les armées européennes s’européanisent plus vite que prévu.

Tout concourt à ce que l’Union fasse de nouveaux progrès vers plus d’intégration. Elle a besoin au moins de politiques communes en matière d’immigration, d’énergie, de sécurité. L’acquis exigé des candidats pour rejoindre l’Union doit être complété de ces nouveaux éléments. L’élargissement doit désormais être pensé en fonction de « l’Europe d’après » et pas de l’Europe d’hier ou d’aujourd’hui.

En posant aux candidats de nouvelles conditions politiques, l’Union éviterait au moins de compliquer son intégration par son élargissement. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire de facto avec la Turquie. La reconnaissance du génocide arménien, la solution aux différends nombreux que la Turquie entretient à ses frontières, ne figurent pas parmi les critères retenus par la Commission. Ils sont pourtant essentiels pour l’opinion publique parce qu’ils mettent en évidence que la Turquie ne partage pas encore l’esprit européen. Il faut renverser la charge de la preuve : doivent pouvoir adhérer à l’Union, les États qui partagent les objectifs et la culture politiques de l’Union et non ceux qui se contentent d’en respecter les critères économiques ou juridiques. La réforme constitutionnelle française, ainsi que certaines décisions d’autres États membres (Autriche), qui exigent que toute nouvelle adhésion, après la Croatie, soit ratifiée par référendum, imposent le soutien des peuples. Elle transforme le processus d’élargissement. Il ne relève plus de la mécanique automatique mais de la problématique politique. D’importantes questions géopolitiques méritent une discussion préalable avec les candidats. 



Comment serait-il désormais possible d’intégrer un pays qui n’adhèrerait pas aux objectifs de la politique extérieure et de sécurité commune ?



On aurait aimé que soient évoquées avec la Pologne avant son adhésion la question des relations transatlantiques et celle des relations avec la Russie ; on doit désormais exiger des futurs candidats des garanties politiques. On pourrait demander à la Turquie si, après l’Iran, elle entend se doter de l’arme nucléaire, comme un ancien chef d’État-major en a laissé planer la possibilité. Ce n’est qu’à travers ces clarifications que peut être constatée la compatibilité avec les objectifs de l’Union et mesurée réellement la volonté d’adhésion, c’est-à-dire l’envie de participer à une Union politique en construction. De surcroît, cette approche commencerait à définir les vraies frontières de l’Union, celles que tracent l’abandon volontaire du nationalisme et le souhait de jouer le jeu de la coopération et de l’union politiques à l’intérieur de l’Europe. Au moment où la politique étrangère de l’Union tente de s’affirmer, chacun doit comprendre que ses succès dépendront de la clarté de ses réponses. Sa politique étrangère naissante ne peut pas s’alourdir de nouveaux défis et de nouveaux voisins comme la Syrie, l’Irak ou l’Iran. Si elle doit s’exercer au Moyen-Orient et au Maghreb avec plus de visibilité et de détermination pour enfin peser sur la résolution de la question israélo-arabe, elle doit se tenir à l’écart de ce voisinage. Serait-elle capable de régler la question chypriote, la question kurde ou s’intéresser à la répartition des eaux entre la Turquie, l’Irak et la Syrie ? L’élargissement, ce n’est pas importer des problèmes supplémentaires, ce n’est plus seulement exporter la démocratie et l’État de droit, ce ne doit être que conforter la place de l’Europe dans le monde pour lui permettre de tenir son rang et de porter son message sur une scène internationale qui en a bien besoin. 



L’ensemble des outils à notre disposition doit être utilisé pour poursuivre l’oeuvre prosélyte utile et efficace de l’Union en faveur de l’État de droit et de nos normes. Une politique de voisinage renforcée, des partenariats privilégiés, des accords « bilatéraux » entre l’UE et ses voisins, sont indispensables et relèvent de la politique étrangère de l’UE. D’autres espaces et institutions existent, comme le Conseil de l’Europe ou l’OSCE, qui demeurent indispensables pour renforcer les liens avec nos voisins et créer un pôle européen à partir du droit.



Si elle ne fixait pas ses propres limites, l’Europe à géométrie variable, l’Europe à plusieurs vitesses, qui est déjà une réalité, deviendrait la règle normale de fonctionnement de l’Union et son seul avenir. Autant dire qu’une politique extérieure commune serait impossible. La carte ci-dessus (Le territoire de l’UE) montre bien le danger de poursuivre sur cette voie vers la dilution et la complexité. Elle est inexplicable aux citoyens.





Quel est donc l’espace pertinent pour une union politique de l’Europe ?



La réponse donnée par la Commission en novembre 2006 est insuffisante et inacceptable au regard du nécessaire sentiment d’appartenance que les citoyens européens sont en droit d’exiger : « La question des frontières ultimes de l’UE a été soulevée ces dernières années. Elle a permis à la Commission de formuler un certain nombre de conclusions. Le terme « européen » associe des éléments géographiques, historiques et culturels qui, tous, contribuent à l’identité européenne. Un tel partage d’idées, de valeurs et de liens historiques ne peut être condensé en une seule formule définitive. Il est au contraire redéfini par chaque génération successive ». Selon la Commission, la présente génération n’a pas droit à une définition ! Et plus loin : « L’Union européenne se définit avant tout par ses valeurs ». On demeure confondu devant une telle abdication. L’imprécision d’une telle définition marque une démission de la Commission face à une question qui est la condition première de toute citoyenneté européenne. Elle renvoie au Conseil et aux États membres, qui sont divisés, la solution d’un problème particulièrement difficile et délicat. L’exécutif européen refuse ici d’assumer sa responsabilité.





Quelle qu’en soit la difficulté, l’exercice doit être fait et l’Union ne peut y échapper.

Il appartiendra donc au Conseil – en aura-t-il le courage ? – de donner cette définition et l’on peut prévoir des débats longs et passionnés, car la question des frontières renvoie, en effet, à la vision que chacun des États membres a de l’Europe. Dotée d’une politique de voisinage enrichie, financée et renouvelée, elle doit pourtant trancher la question de ses limites géographiques. Puisque les institutions de l’Union ont jusqu’ici démissionné, est-il possible de risquer quelques propositions, puisées au bon sens le plus élémentaire ? Quelles sont les limites de l’Europe ? La mer Méditerranée est-elle ou n’est-elle pas une frontière naturelle au Sud ? La frontière orientale de l’Union à 27 n’est-elle pas celle qui garantit une relation normale avec la Russie ? Les Balkans n’ont-ils pas naturellement vocation à intégrer l’Union, même si c’est une question de temps? Les candidatures de nos voisins et partenaires de la Méditerranée et de la mer Noire ne sont-elles pas difficiles, pour de simples raisons d’éloignement et d’espace géographique ? En posant ces mêmes questions à des classes de cours primaires, nous obtiendrions les réponses qu’elles contiennent : Oui. Malgré la mondialisation, l’existence de cinq continents demeure une réalité géographique et culturelle. « L’Europe c’est le continent européen. On le connaît, il est bordé par la mer. À l’Est, le problème des frontières pourrait se poser pour certains pays mais ceux-ci sont très éloignés de l’Union européenne et font partie d’autres ensembles politiques et économiques ».





Conclusion



La politique d’élargissement doit donc être dès maintenant repensée prioritairement en termes d’approfondissement de l’Union. Les seuls critères économiques et juridiques sont insuffisants pour juger de « l’européanité » d’un candidat.

L’Europe doit peser davantage dans le monde. C’est en clarifiant et en assumant ses objectifs politiques et en y associant seulement ceux qui y adhèrent parce qu’ils partagent sa culture politique et son histoire ainsi que sa géographie qu’elle y parviendra et non en s’étendant sans fin au risque d’importer des problèmes insolubles et davantage de division.

Sans territoire défini, l’Union européenne n’avancerait plus. Il en serait alors terminé de la spécificité politique de la construction communautaire. Ses institutions en seraient affaiblies au profit d’une vaste zone de libre échange, une organisation régionale comme une autre dont les liens entre les membres varieraient au gré de leurs seuls intérêts nationaux.

En clarifiant ses limites, l’Union peut, au contraire, franchir une nouvelle étape dans son unification en poursuivant son intégration, en réussissant pleinement les élargissements réalisés ou à venir, notamment dans les Balkans occidentaux sans franchir les frontières du continent européen, en élaborant une vraie politique étrangère commune, à ses frontières comme pour le reste du monde. L’Union européenne n’a pas besoin de territoires, elle a besoin d’un territoire.