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Lettre ouverte aux chefs d'Etats européens

Article paru dans le "Nouvel économiste", le 17 janvier 2008

A trop se regarder, l’Europe a souvent multiplié les déconvenues, compliqué son existence, embrouillé ses citoyens. A se tourner vers le monde elle gagnerait sa force, la fierté d’appartenance et son unité. Le Conseil européen de Lisbonne a mis un terme à la crise ouverte par le rejet de la Constitution européenne. L’Union a enfin réglé une partie de ses problèmes internes. Mesdames et Messieurs les Chefs d’Etat d’Europe, merci et bravo ! Vous devez maintenant regarder davantage vers l’extérieur que vers l’intérieur. 



Contrairement au sentiment commun, l’Europe compte de plus en plus dans le concert international. Son PIB représentera à la fin de l’année, 32% de la richesse mondiale (26 pour les USA, 8 pour le Japon, 3 pour la Chine et 2 pour la Russie).  Beaucoup veulent y adhérer.  Tout le monde lui tend une main intéressée : elle distribue à son voisinage et pour l’aide humanitaire près de 6 milliards € par an. Elle est sollicitée de toutes parts : ses Etats membres sont impliqués dans 33 opérations extérieures, dont 12 relèvent de la politique européenne (17 de l’ONU et 4 de l’OTAN) ; elle aura tenu, en 2007, 84 réunions, de niveau au moins ministériel, avec les pays tiers, soit une tous les 3 jours ouvrables ! Personne ne fait mieux. Elle n’a pas à rougir de son niveau de vie, ni bien sûr des valeurs de Liberté, de Démocratie et de Paix qu’elle incarne et projette, comme ses normes, sur tous les continents.



Au seuil de l’Union politique, l’Europe ne doit pas se replier sur elle-même mais se projeter dans le monde. Son unité politique en sera facilitée. Faire face au développement des Etats-continents émergents exige une stratégie concertée sur les plans économique et politique. Encore faut-il poser les bonnes questions. Elles sont vraiment de nature politique. Relever le défi de l’insécurité, c’est bâtir une défense commune et accepter d’y consacrer les moyens nécessaires ; cela passe par une politique industrielle pour nos industries militaires qui ne doivent pas être traitées comme le secteur civil mais faire l’objet d’investissements de recherche-développement, soutenus dans la durée. L’ensemble de l’économie peut y trouver un bénéfice technologique évident. C’est aussi rapprocher nos justices et nos polices. Le Traité de Lisbonne permet ici des avancées considérables. En décidant à la majorité qualifiée, aucun Etat européen qui s’isolerait dans la politique du veto systématique ne peut plus s’opposer à une véritable volonté commune de lutte contre la grande criminalité, de maîtrise des flux migratoires, d’harmonisation de nos règles juridiques.

Relever le défi de la croissance, c’est-à-dire de la prospérité, c’est se battre dans la compétition mondiale, au niveau européen, avec les armes des Etats-continents du moment : réciprocité, négociations, comparaisons. L’Europe est le continent de l’ouverture ; elle doit aussi forcer les autres à s’ouvrir. La politique commerciale de l’Union européenne doit être plus agressive, plus systématiquement équilibrée. Notre force économique nous permet encore de poser nos conditions. Il n’y a pas de raison de ne pas affirmer davantage les intérêts propres de l’Europe sur les marchés émergents. Nos normes sont reconnues comme instaurant les standards parmi les plus élaborés. Elles méritent d’être mieux promues et défendues.



Relever le défi social et environnemental, c’est promouvoir notre modèle, sans scrupules, pour que le maximum d’individus profite des mêmes conditions de vie et de liberté que les Européens. Si tout n’est pas parfait chez nous, c’est souvent bien pire chez les autres !



On l’aura compris, après d’incontestables succès économiques qui ont porté notre niveau de vie aux premiers rangs mondiaux, nous ne pouvons plus nous contenter de la seule mécanique très positive de l’intégration économique. Il faut désormais passer à une phase plus politique, qui concerne, c’est vrai, le cœur des souverainetés nationales. C’est la raison pour laquelle le soutien populaire est nécessaire et qu’il convient maintenant de mettre en place une véritable stratégie pour le conquérir dans la durée. Les peuples n’accepteront pas que les Etats se dépouillent de leurs prérogatives au profit des institutions européennes s’ils n’ont pas la certitude que celles-ci prennent en compte leurs demandes. Ces attentes concernent l’identité de l’Europe et la démocratisation des processus de décision. La fierté d’appartenance à l’Union doit être confortée par une vraie réflexion sur les frontières. N’en déplaisent à ceux qui préfèrent avancer masqués, les Européens attendent de l’Europe qu’elle dise qui elle est dans la mondialisation, où est « le dedans et de le dehors de l’Union européenne ». Nicolas Sarkozy a eu le mérite de poser la question des limites qui tranche avec une hypocrisie trop longtemps de mise. Si nous voulons partager davantage de nos souverainetés étatiques, nous devons dire clairement avec qui nous entendons  le faire au sein d’institutions réformées et re-légitimées. Mesdames et Messieurs les Chefs d’Etat et de gouvernement, sortez du « politiquement correct ». N’ayez pas peur de parler de la Turquie ou de l’Ukraine. Personne ne veut les rejeter et les isoler. Tout le monde est d’accord pour en faire des alliés et des partenaires sûrs et solides. Inventez pour cela une véritable politique étrangère à nos frontières. Mais ne nous laissez pas le choix qu’entre l’adhésion et le rejet. C’est votre devoir.



Quant à la démocratisation elle est indispensable parce que jusqu’ici c’est l’Etat-nation qui incarne l’espace dans lequel le contrôle des citoyens peut s’exercer librement sur les gouvernants. Si, dans de nombreux domaines, les décisions sont de plus en plus prises au niveau européen, c’est-à-dire fédéral, il faut accepter que nos institutions soient aussi plus démocratiques. Le Parlement européen doit représenter réellement et plus fidèlement les Européens pour continuer, comme il le fait, à accroître ses prérogatives. Il devra un jour pouvoir avoir l’initiative des lois européennes. La Commission doit incarner mieux encore l’intérêt général européen, le Conseil doit statuer, en co-législateur, dans une plus grande transparence. Autant d’avancées qui sont prévues par le Traité de Lisbonne. Il n’est pas interdit d’aller plus loin, notamment par la pratique. Nous attendons que les femmes et les hommes politiques construisent l’Europe dans la clarté, en revendiquant ses avantages et ses décisions pour nous donner de nouvelles raisons d’être fiers d’être Européens.



Le plus important demeure la volonté politique des Chefs d’Etat et de gouvernement. Nous avons besoin de leadership européen sur la scène mondiale, c’est-à-dire de vraies visions de l’avenir et de décisions courageuses et assumées.



L’Europe est à la dimension du monde d’aujourd’hui et dispose de tous les atouts pour y réussir. Il ne lui manque désormais que la volonté politique. Elle dépend de vous, Mesdames et messieurs les Chefs d’Etat et de Gouvernement. Les Européens attendent que vous preniez vos responsabilités. Ne doutons pas que la présidence française s’y consacre en mettant sur la table un menu politique, agrémenté des meilleurs mets, qu’il vous appartient de déguster, sans modération! 




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