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Les chrétiens et l'Europe

Intervention de Jean-Dominique Giuliani au Collège des Bernadins

Je ne suis pas un acteur politique, même si je l’ai été. Je suis un observateur politique qui consacre l’essentiel de son activité à l’Europe. C’est à ce titre que je vous faire part de quelques réflexions.



 




Le projet européen est l’une des créations humaines les plus en harmonie avec le message chrétien. En réalité, les fondements même de l’Europe sont personnalistes. C’est la traduction politique la plus achevée du message de justice, de partage et de paix, non seulement pour le continent européen mais aussi pour l’ensemble du monde.



 



 




Il traverse une crise très grave qui peut lui être fatal si nous n’avons pas le courage de relever les défis qu’elle nous lance.





 




Je voudrais faire 3 séries de réflexion très rapidement.





 




1 - La crise, ses causes, sa nature et ses conséquences




2 - L’Europe, ses choix, sa mission




3 - Notre devoir et nos espoirs



 




1 - La crise, ses causes, sa nature et ses conséquences





 




La crise est inédite parce qu’elle concerne pour la première fois les économies développées, pas seulement l’Europe.





 




Ce sont désormais les dettes des Etats les plus riches qui sont considérées comme n’étant plus sûres. Pourquoi ? Parce que la défiance des investisseurs prospère sur le sentiment que les richesses accumulées, très rapidement pour des montants très importants, pourraient ne pas suffire à rembourser les emprunts qui nous ont permis un niveau de vie particulièrement confortable. Il suffit de sortir des frontières de l’Union européenne pour s’apercevoir combien l’Europe est considérée comme un continent béni des dieux, tellement les conditions de vie y sont favorables.





 




En Europe, la paix et la stabilité apportées par l’intégration au sein de l’Union européenne ont amplifié ces caractéristiques. Après le Second conflit mondial l’Europe était ruinée et elle n’avait aucune chance de s’en sortir. Il a fallu l’action d’hommes inspirés comme



 



Robert Schuman, c’est vrai, mais avec d’autres, pour qu’en 60 ans nous retrouvions un niveau de richesse absolument inégalé. Je vous rappelle qu’aujourd’hui 6 Etats européens figurent dans la liste des 10  Etats qui affichent les PIB par habitant les plus élevés. Nous l’avons fait grâce au processus d’intégration européenne. Ce niveau de richesse nous semblait interdit après l’horreur des deux conflits mondiaux et des deux idéologies totalitaires que nous avons inventées. Nous avons cru que ce résultat nous était dû. Après tout existe-t-il des raisons d’approfondir cette Europe et d’approfondir cet euro ? Nous payons aujourd’hui cette erreur fondamentale, car en réalité cette Europe est construite d’une manière que Jacques Delors avait comparé à celle d’un vélo – le vélo tant qu’il avance tout va bien, mais le processus d’intégration européenne ne s’accommode pas du sur-place, il nécessite en permanence des avancées et des efforts sinon nous risquons de tomber.


 





 




Aujourd’hui, je mesure mes mots, nous en sommes là, car le basculement du monde vers l’Asie et le Pacifique n’est toujours pas réalisé mais sa seule éventualité, la seule probabilité qu’il advienne, sapent la confiance en nos propres forces. La richesse est toujours chez nous en Europe et aux Etats-Unis, la croissance est ailleurs ; l’espoir est désormais ailleurs, le dynamisme est désormais ailleurs sur le plan économique et parfois même sur les plans social et culturel. Que les autres continents se développent c’est en fait une très bonne nouvelle, très positive pour l’humanité. Or nous, Européens, nous en concevons de la crainte car évidemment sur le plan démographique,  l’importance démographique des continents qui se sont mis en développement n’a rien à voir avec



 



la nôtre. Européens et Américains, c'est-à-dire le monde dit développé, sont largement minoritaires en termes de population. Et pour aller plus à fond, est-ce que nous pouvons dire que nous acceptons un monde qui semble se dessiner, un monde que nous ne dominerions pas ? En réalité je crois que cette interrogation, parfois souvent inconsciente, sape la confiance que nous avons-nous mêmes dans le développement de notre économie, de nos modèles démocratiques et bien sûr de notre Europe. Cette confusion entre la vraie localisation de la richesse, l’éventualité qu’elle passe entre d’autres mains, est en fait une grave erreur car elle est due principalement à une vision financière de l’économie.





 




Les excès financiers sont la principale cause de la crise de l’Union européenne aujourd’hui.



 



 




La folie des marchés conduit à une grande irrationalité. Aujourd’hui la Grèce est moins bien notée que le Vietnam, le Portugal est moins bien notée que la Jamaïque ! Alors il suffit de se promener dans ces pays pour mesurer combien la sphère financière a largement perdu sa boussole parce qu’elle a perdu de vue son utilité première. Le but premier de la finance c’est de financer l’économie, c'est-à-dire de financer le travail des hommes pour rendre la vie meilleure,  de financer la recherche, et de soutenir l’inventivité, pour permettre le progrès de la condition humaine, l’accomplissement de buts supérieurs à notre condition terrestre transitoire.




Et la gravité de ce phénomène ne doit pas être sous-estimée si l’on veut pouvoir l’enrayer ou le corriger. Lorsqu’il est possible de gagner de l’argent en jouant à la bourse plutôt qu’en travaillant, lorsque le rentier est plus riche que le travailleur, lorsque des métiers nouveaux se font une spécialité de la spéculation au motif qu’ils collectent l’épargne accumulée au cours d’années de labeur, on comprend que quelque chose a dérapé quelque part dans l’esprit humain. Pour moi c’est la vraie raison de la crise que nous traversons, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Les Etats qui se développent, comme la Chine, n’en sont pas à l’abri, bien au contraire, car ils ont porté cette vision parfois jusqu’à des excès que nous n’avions pas osés. Et donc la crise de l’Union européenne, cela a été dit notamment par la COMECE et je l’assume complètement, cette crise est une crise pas seulement économique, pas seulement une crise politique, c’est aussi une vraie crise morale.





 




Jean-Pierre Jouyet disait récemment devant la COMECE : « il faut remettre l’église au centre du village, c’est-à-dire l’homme au centre de l’économie ». Comment ne pas être d’accord avec cette assertion puisque c’était bien l’objectif premier de la création de l’Union européenne ?





 




La principale conséquence de ces phénomènes est que nous doutons aujourd’hui de notre modèle économique et social, nous doutons tous aujourd’hui de la construction européenne. Ces dérapages et cet emballement financier conduisent nos sociétés vers des fractures nouvelles. Il ne s’agit plus de guerres idéologiques, comme dans le passé, il s’agit d’une incompréhension profonde qui mine même nos propres sociétés. Cette incompréhension est celle de l’évolution du monde,  qui suscite la révolte (la révolte des indignés), qui suscite le populisme (les extrêmes) et aussi de nouvelles divisions qui peuvent devenir des fractures fatales. Aujourd’hui en Europe on observe des attitudes que l’on n’aurait pas pu imaginer il y a encore trois ans. Lorsque M. Papandréou est convoqué par Mme Merkel et M. Sarkozy à Cannes et qu’il attend plus d’une heure sous les caméras avant de se faire tancer, cette situation est dommageable à la poursuite d’un projet qui ne peut être qu’un projet mené ensemble. Et même s’il méritait d’être tancé, cela  aurait pu être derrière les murs et cela aurait été mieux pour tout le monde à mon avis.





 




2 - L’Europe, ses choix, sa mission





 




Pour moi l’Europe demeure un vrai projet de société. C’est une entreprise unique dans l’humanité d’avoir voulu unifier de manière pacifique un continent fait de nations anciennes, sans conflit, sans guerre et sur la base du volontarisme par le moyen privilégié du droit. Ces objectifs et cette mission restent vraiment d’actualité et un immense espoir pour l’avenir. Je vous rappelle l’article 2 du traité sur l’Union européenne : « L’Union est fondée sur les valeurs du respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit, ainsi que du respect des droits de l’homme y compris du droit des personnes appartenant à des minorités.  Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »  





 




Il est vrai que dans le passé récent, l’Union européenne comme d’autres sociétés développées, a quelque peu trahi ses engagements en faveur d’une économie sociale de marché. C’est vrai que la logique libérale au sens français du terme s’est imposée au cours des années 90 quand certains croyaient que l’effondrement du communisme constituait la fin de l’histoire et que désormais un camp avait gagné contre l’autre. Cette logique libérale existe encore aujourd’hui au sein des institutions européennes où elle est développée par des convertis. C’est vrai aussi que les Etats qui nous ont rejoints dont beaucoup de cadres ont été formés par le communisme sont aujourd’hui beaucoup plus favorables à un libéralisme de « laisser-faire » qu’à une économie régulée, organisée qui découle en quelque sorte de l’enseignement de l’église que personnellement j’ai suivi et de la lecture toute simple de Jacques Maritain. Si l’Union européenne a quelque peut trahi ses engagements elle n’a pas été



 



la seule. Toute l’économie occidentale l’a fait et il y a aujourd’hui encore au sein des institutions européennes, c’est vrai aussi de la Commission, quelques excès qui dès que nous parlons de régulation, que nous parlons d’organisation de l’économie, refusent en quelque sorte la formule que Lacordaire avait résumée ainsi : « entre le fort et le faible, c’est la loi qui libère et c’est la liberté qui opprime ». Aujourd’hui nous payons d’avoir été sensibles à cette mode et de ne pas avoir été fidèles à nos engagements d’origine. Il faut mesurer la difficulté pour les chefs d’Etat et de gouvernement d’éviter que la catastrophe ne prenne des proportions très graves et crée toute une série de difficultés. L’Union aura besoin d’une gouvernance économique. Elle a besoin d’un gouvernement économique commun. Or cela nécessite une nouvelle pensée à caractère fédérale, au moment où du fait de la crise aller de l’avant est beaucoup plus difficile. Si nous avons éradiqué, après la guerre, grâce à l’Europe, le nationalisme qui était un facteur de conflit et de haine, nous n’avons pas surmonté les égoïsmes et nous avons au contraire accueilli de nouveaux égoïsmes. C’est ainsi que je définirais le populisme en Europe. Ce n’est plus du nationalisme, c’est de l’égoïsme entre riches et pauvres au sein d’un même pays en Italie avec la Ligue du Nord, en Espagne, en Finlande, c’est de l’égoïsme entre pays riches et pays pauvres, c’est aussi, de l’égoïsme entre continents riches et continents pauvres. Sous la pression des circonstances l’Europe va devoir à la fois combattre ses égoïsmes et procéder à de nouvelles avancées, c'est-à-dire de nouveaux partages de compétences entre Etats. Les Etats restent, dans la période de crise, les structures vers lesquelles on se retourne et c’est  donc un défi particulièrement difficile.  Le temps des marchés n’est pas le temps de la démocratie, le temps de l’Europe est-il le temps de l’Homme ? Autant de questions qui sont devant nous et qui méritent un véritable engagement. Dans le monde qui se dessine, l’Union européenne, compte tenu de son message que je considère comme inspiré et adapté à la dimension du monde de demain, doit tout faire pour rester un leader dans le monde. Le véritable enjeu, c’est la direction que va prendre ce monde globalisé et je suis très frappé par la fascination pour le modèle chinois. Elle va jusqu’à une admiration cachée. On sent confusément,  y compris chez nous, que certains estiment que la démocratie a trouvé ses limites dans la crise, qu’elle n’est pas armée pour faire face aussi bien qu’un régime plus autoritaire, à la nouvelle économie, aux besoins des marchés. Pour moi c’est inacceptable et pour moi ce sentiment doit être combattu. L’Europe doit être fière de son modèle qui est l’expression politique la plus proche des principes chrétiens. Et ce n’est pas un hasard, parce qu’elle a été fondée par des hommes politiques qui ne cachaient pas leurs convictions : Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer. L’Europe a un message de portée universelle qu’elle doit défendre. Si elle doit aujourd’hui se défendre c’est aussi pour défendre ce message. Si vous regardez très brièvement, et pardon de ces raccourcis, à quoi ressemble le monde d’aujourd’hui, et surtout peut-être celui de demain, on observe d’un côté  les « laisser-faire » de nos amis  britanniques et américains qui en sont souvent les porte-parole. Entre le laisser-faire américain, la violence de sociétés aventureuses qui restent à construire (Le Brésil, la société la plus violente du monde avec un crime toutes les 8 secondes) je pense à des démocraties submergées par la démographie comme l’Inde, je pense au désastre de sociétés brutales qui ne parviennent pas à se relever du communisme comme la Russie, désormais aux mains de quelques oligarques avec une société complètement désarticulée. Quand je vois aussi la volonté de certains régimes totalitaires de démontrer leur efficience, comme la Chine. Ou les balbutiements de sociétés longtemps exploitées qui ont beaucoup souffert comme l’Afrique, je considère que le modèle européen est vraiment le seul à même, après s’être doté d’un corpus juridique protecteur de la personne, de toutes les personnes dans leurs communautés, comme dans leur individualité avec la Convention européenne des droits de l’Homme, avec les Traités européens, avec la Charte des Droits fondamentaux, que le modèle européen est à mon avis celui que l’on ne peut que souhaiter pour le monde de demain. Et c’est pourquoi notre devoir et nos espoirs doivent être d’abord de retrouver la confiance dans ce que nous avons fait.





 




3 - Ce qui a été accompli depuis 60 ans mérite réellement notre fierté et notre engagement.





Retrouver la confiance en ce que nous avons fait, en ce que nous faisons avec l’Europe, c’est réformer l’Union européen sans mettre en cause ses règles fondamentales. C’est évidemment se retrousser les manches mais aussi être fiers de nos accomplissements déjà réalisés. On peut s’interroger sur le fait de savoir si l’Europe doit être à plusieurs vitesses, si on ne l’a pas trop élargie, s’il ne faut pas arrêter de l’élargir. Toutes ces questions sont posées, mais en réalité ce qui est sûr, c’est que l’Europe doit rester une communauté  au sens le plus spirituel du terme et que si l’Europe doit être à plusieurs vitesses, la vitesse du noyau dur, de ceux qui veulent refonder l’Europe, ce doit être la vitesse que montrent les Etats les plus exemplaires. Et pour être très précis, si la France et l’Allemagne, comme cela semble être le cas aujourd’hui, veulent s’atteler à refonder l’Europe, elles doivent être deux fois plus exemplaires que les autres et  ainsi entraîner de nouveau une relance du mouvement d’intégration européenne.  





 




Nous devons avoir conscience de l’enjeu du combat en cours.



 



 




La survie, la défense, mais aussi la promotion du modèle européen méritent un vrai militantisme, plus actif et plus accepté. La démocratie sociale c’est l’alternative au  totalitarisme politique ou à la dictature des marchés. Il y a là un objectif susceptible de constituer un espoir au sein de sociétés à la recherche d’un destin collectif. Je rappelle que Jacques Delors dès 1992 affirmait à juste titre qu’il fallait « une âme à l’Europe » sinon elle risquait un jour de rencontrer des difficultés. Je crois qu’il fixait le terme à une décennie. Nous y sommes. Et c’est pourquoi nous devons aujourd’hui faire preuve de conscience, de confiance mais aussi de courage pour aller au plus près des femmes et des hommes, pour affronter les circonstances présentes.





 




Nous devons nous engager pour le combat européen.



 



 




C’est vrai qu’il ne fait plus rêver parce que si longtemps l’Europe a été un rêve, aujourd’hui elle est une réalité, administrative, politique, un peu technocratique, diplomatique. Les fondements de l’Europe restent un véritable rêve qu’il est tout à fait opportun et noble de défendre pour le monde de demain. Les églises l’ont réaffirmé à plusieurs occasions, la COMECE l’a fait avec beaucoup d’activisme ces deux dernières années : le projet européen non seulement est compatible avec leur enseignement et leur message mais c’est la traduction humaine de leur message le plus profond. Alors, comme toute création humaine elle est pleine d’erreurs, elle est insuffisante, il faut savoir la rénover, c’est cela que nous devons faire aujourd’hui. Il n’empêche, à mes yeux, que les chrétiens doivent être à l’avant-garde du combat pour la réussite de l’unification et son redressement. Pour moi c’est un vrai projet de civilisation et seule une vraie conviction chrétienne peut d’ailleurs nous aider à ne pas nous contenter de commenter la situation présente mais à la replacer dans une vraie perspective historique, géographique et spirituelle. Telles sont  les raisons pour lesquelles, je crois que vous êtes parfaitement en harmonie avec le combat européen, mais il faut que nous soyons encore plus actifs car ce qui est en jeu est beaucoup plus important que les simples difficultés présentes. C’est même, je le crois une partie de l’avenir de l’humanité qui s’écrit aujourd’hui. Si l’Europe n’existait pas, vraisemblablement il manquerait quelque chose au monde de demain.