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L'Europe qui marche

Article paru dans la "Revue de la défense nationale" - Octobre 2005

Après les non français et néerlandais au projet de Constitution, chacun se demande si l’Europe est fatiguée, blasée de ses succès, lasse de ses procédures et comment elle peut rebondir.



 



A cette dernière interrogation, il est difficile de répondre alors que l’Union semble, de fait, traverser une vraie crise institutionnelle. Mais une partie de la réponse se trouve déjà dans les réalisations européennes sur lesquelles personne n’envisage de revenir et qui portent en elles nombre de projets concrets.



 



Quand Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, propose, le 9 mai 1950, de « placer l’ensemble de la production franco-allemande du charbon et de l’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe » il vise un double objectif : assurer le développement économique de l’Europe, alors ruinée par le second conflit mondial et rendre la guerre impensable et matériellement impossible. 55 ans plus tard, le spectre des conflits incessants s’est éloigné durablement dans une Europe aujourd’hui réunifiée. « L’Europe ne se fera pas en un jour ni dans une construction d’ensemble, mais par des réalisations concrètes ». Le message et la méthode des Pères fondateurs restent plus que jamais les règles de l’unification de l’Europe. L’arbre a désormais produit des fruits : des succès économiques incontestables, des réalisations novatrices et des projets nombreux pour l’avenir. C’est l’Europe qui marche.



 


 



Est-il nécessaire de rappeler que, sans l’unité européenne, nous n’aurions pas connu la prospérité formidable de cette seconde moitié du 20ème siècle ? La liberté de circulation en Europe et la dérégulation ont entraîné une augmentation du revenu de l’Union de près de 1,5% par an et la création de 2,5 millions d’emplois. Avec l’Union douanière, instaurée en 1969, le niveau de vie des Français a cru de 60% (1969-2004). L’ouverture des marchés a produit ses pleins effets. Les prix à la consommation ont diminué de manière spectaculaire. Par exemple, pour le téléphone : sans l’Europe, il n’y aurait pas aujourd’hui plus de téléphones mobiles que de téléphones fixes. Sans la déréglementation d’un marché ultra-protégé, le prix des communications n’aurait pas baissé de 30,2% pour les communications fixes vers les mobiles, de 6,7% pour les communications internationales, de 12,4% pour les communications longue distance et de 5,2% pour les communications locales.



 



Il n’y a aucun doute sur l’apport positif du grand marché pour les citoyens de l’Union, d’autant plus que celle-ci s’est préoccupée des transitions nécessaires à ceux qui subissaient le choc réel de l’ouverture des frontières. Qu’on pense aux agriculteurs mais aussi aux mineurs et aux sidérurgistes. Les instances de l’Union ont organisé et financé la restructuration de secteurs condamnés, contribuant ainsi à l’accroissement de la productivité qui, par exemple, nous a redonné une autosuffisance alimentaire impensable autrement.



 



Quant à l’Euro, que certains critiquent sans prendre le temps du nécessaire recul, on s’apercevra bientôt qu’on lui doit vraisemblablement près d’un demi point de Produit intérieur brut chaque année !



 


 



S’il est plus difficile de chiffrer le coût de la stabilité politique que nous offre l’unité européenne, il est aisé de comprendre quelques unes des économies d’échelle qu’elle nous apporte.



 



Les progrès accomplis dans l’élaboration d’une politique étrangère commune, appuyée sur une politique commerciale de type « fédéral » dont la gestion est déléguée à un Commissaire européen, génèrent directement des bénéfices pour les Etats membres. L’Union européenne est le premier exportateur mondial de marchandises (976 M€, soit 20% des exportations mondiales), devant les Etats-Unis (732 M€) et le Japon (440 M€). Elle est le deuxième importateur (989 M€) derrière les Etats-Unis (1 270 M€). Depuis 1993, date de réalisation effective du marché unique européen, l’Union a multiplié ses exportations par trois et doublé la valeur de ses importations. La France, dans le même temps, a multiplié par 21 le solde positif de sa balance commerciale (de 0,2 M€ en 9192 à 4,2 M€ en 2002). Elle exporte près de 100 M€ par an de services, ce qui confirme qu’elle a un véritable intérêt à l’adoption d’une directive sur les services. Que M. Bolkestein se rassure : Les Français connaissaient le « plombier polonais » mais pas encore les statistiques!



 


 



La politique commune de sécurité et de défense constitue peut-être le domaine dans lequel les avancées récentes sont les plus spectaculaires. Depuis la déclaration franco-britannique de décembre 1998, l’Europe s’est dotée d’un Comité politique et de sécurité, d’un Comité militaire, d’un Etat-major indépendant et d’une Agence européenne de Défense. Elle a conduit des opérations sous commandement européen, Concordia en Macédoine, Artémis au Congo, Althéa en Bosnie. Depuis 1998 et l’accord sur la coopération militaire en matière d’armement signé par 6 pays (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne, Suède), les dépenses de Recherche et Développement de ces Etats sont passées de 9,9 M€ à 11,8 M€ en 2004. Peu à peu, avec le temps nécessaire à l’acquisition de réflexes ou de règles, notamment ceux d’une vraie « préférence européenne » en matière d’équipement militaire, s’élaborent une doctrine et un outil industriel de défense, conditions indispensables de l’indépendance et de l’accroissement de nos moyens face aux nouvelles menaces. On peut d’ailleurs penser que le danger terroriste sera donner l’occasion d’accélérer les coopérations européennes en matière d’armement et la définition de cette base industrielle de Défense indispensable à notre indépendance.



 



D’ores et déjà des troupes servent ou peuvent être engagées sous commandement européen. Elles seront près de 15 000 dans le cadre des neuf « groupes de combat » (1 500 soldats mobilisables en 15 jours) que 20 Etats membres se sont engagés à constituer avant 2010. A cette date, l’objectif de disposer d’une Force d’intervention de 60 000 hommes déployés en 60 jours pour une période maximale d’un an, demeure celui de l’Union.  En outre la Force de réaction rapide de l’OTAN (21 000 hommes) est essentiellement européenne et compte déjà 10 000 hommes mobilisables. L’Europe de la défense est désormais une réalité, jusque dans les régiments.



 


 



L’unification européenne a permis d’obtenir des succès remarquables dans le domaine des grandes industries de pointe. Airbus et d’Ariane sont connus de tous, mais les réalisations européennes dans les domaines de l’aéronautique et de l’espace vont bien au-delà. Le domaine spatial est en effet celui où la méthode communautaire appliquée à l’industrie a obtenu les résultats les plus spectaculaires et certainement les plus durables. Née dans les années 1970, la politique spatiale européenne s’est largement appuyée sur les politiques nationales, notamment celle de la France. Elle a pris son envol communautaire, encourageant une véritable émulation entre partenaires. Certains éprouvaient, en effet à l’origine une véritable réticence à s’engager dans des programmes coûteux, dont les chances de succès étaient fréquemment mises en doute. Aujourd’hui l’Agence spatiale européenne a trouvé sa place et la politique spatiale européenne devient consensuelle, au point de se communautariser de facto et même de jure dans le projet de Constitution pour l’Europe. Le bilan est, de fait, éloquent : 30 000 personnes travaillent aujourd’hui pour le secteur qui génère 4,13 M€ de chiffre d’affaires annuel et 5,4 M€ de dépenses totales. L’Agence spatiale européenne a procédé depuis sa création à 213 lancements dont 166 Ariane. Aujourd’hui, l’offre spatiale européenne est équivalente, sinon supérieure à celle des Etats-Unis. L’Union européenne est un acteur mondial dans le domaine spatial. Par exemple, le Japon lui a confié 22 de ses 30 contrats de lancement de satellites commerciaux. Ses succès sur Mars en sont le symbole. Beaucoup de citoyens ont découvert au dernier moment que les Etats membres s’étaient coalisés pour explorer la planète rouge. Mais les développements récents sont encore plus significatifs.



 


 



Galileo est le projet le plus abouti. Le premier de trente satellites sera lancé fin 2005 et opérationnel l’été suivant. Le système devrait entrer en fonction en 2008, donnant ainsi le ton au déploiement de nouveaux services civils de positionnement, établissant même de véritables normes mondiales qui se substitueront aux dérivés militaires issus du GPS américain. Le marché commercial des services de positionnement par satellite est estimé à 300 milliards d’Euros en 2020 et devrait faire passer la navigation par satellite de l’âge du gadget de complément à la norme sécurisée et continue exigée par la mobilité. A cette date, nous devrions compter plus de 3 milliards de récepteurs.



 



Or, pour la première fois, Galileo, fruit d’une collaboration entre l’ESA et la Commission européenne, relèvera directement des instances « fédérales » de l’Union. C’est de surcroît une Entreprise commerciale dont les investissements sont financés au deux tiers par des partenaires privés dans le cadre d’une PPP (partenariat public-privé). Les Américains dépensent chaque année plus de 40 M$ pour l’espace civil et militaire tandis que l’Europe se contente de 5,7 M€. Ce recours au privé ouvre donc des perspectives nouvelles de financement. Jacques Barrot, Vice-Président de la Commission européenne en charge de Galileo, a pu parler légitimement du « premier service public mondial » développé et géré par une instance supranationale. Galileo, de fait, est une véritable innovation de portée mondiale.



 


 



Airbus constitue pour sa part l’un des plus grands succès commerciaux des trente dernières années. 3801 de ses avions sont aujourd’hui en service, exploités par 241 opérateurs. 3 968 appareils ont été vendus depuis l’origine. 5 543 ont été commandés. Depuis 2003, les commandes d’Airbus sont supérieures à celles de Boeing, jusqu’ici le premier fabricant mondial. Cette collaboration intergouvernementale puis industrielle, s’est développée grâce au « filet » communautaire ; elle est devenue l’un des objets de fierté les plus légitimes de l’Europe organisée. Coopération sans précédent entre acteurs du secteur aéronautique, elle met en valeur le savoir-faire technologique de l’Europe en additionnant les compétences, les emplois et les retombées au service d’une entreprise commune. La France y a toute sa part aux côtés de l’Allemagne, de l’Espagne et du Royaume-Uni. Toute l’industrie européenne en profite et l’A 380, le plus gros avion commercial du monde est devenu le symbole de cette réussite.



 


 



D’autres exemples pourraient être cités démontrant les réussites concrètes de l’Union européenne. Toutes ne sont pas nées des institutions européennes, mais elles les rejoignent toujours. Une vision trop nationale aurait tendance à identifier les succès en fonction de leur instance de décision ou de contrôle. Rien n’est plus contraire à la vérité des faits. C’est parce que l’Union européenne existe que peuvent se développer des coopérations concrètes. Elles n’ont pas toutes vocation à être administrées depuis Bruxelles, mais elles y retournent souvent très vite, tant l’appui des institutions communautaires s’avère essentiel face à la concurrence internationale.



 


 



Bien que trop souvent méconnues de l’opinion, ces réussites sont un vrai sujet de fierté pour tous les Européens. Nul doute qu’il en ira de même pour les entreprises futures aujourd’hui en cours d’élaboration. En matière spatiale, c’est le cas des programmes proches de Galileo, comme EGNOS, GMES, ou ALPHASAT.



 



European Geostationary Navigation Overlay Service (EGNOS) est un programme de sécurisation du positionnement par satellite qui sera opérationnel dès cette année 2005. Il permet d’utiliser le satellite dans les transports aériens, maritimes ou terrestres avec le maximum de sécurité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Des incidents récents ont mis en doute la sécurité du GPS. Avec EGNOS, GALILEO acquiert la sécurité et la continuité du service, puisque l’utilisateur est informé de l’état du système et de la confiance qu’il peut lui accorder. Cela va permettre le déploiement et l’utilisation systématique du satellite comme outil de navigation civil. En matière de positionnement, c’est l’arme absolue !



 



Global Monitoring for Environment and Security (GMES) sera consacré à l’observation de la Terre, à la gestion des crises, notamment lors de catastrophes naturelles. Il arrive à point nommé et offrira à l’Europe un outil unique.



 



Enfin ALPHASAT, qui pourrait permettre la diffusion du multimedia et donc la réduction de la fracture numérique en Europe, devrait concourir aussi, par ses outils de gestion des crises, à l’amélioration des services publics européens et de la sécurité.



 


 



Beaucoup d’autres projets sont sur le métier, qu’il serait présomptueux d’énumérer ici, devraient relancer le marché des satellites commerciaux et gouvernementaux.. La valeur stratégique de l’espace devrait prendre une importance toute particulière dans la perspective d’une Europe de la défense. On sait en effet depuis la guerre du Golfe combien cette dimension spatiale est aujourd’hui essentielle, notamment sur le plan tactique. En France, l’espace militaire représente déjà plus de 600 millions € de commandes annuelles et nombre de succès ont été enregistrés récemment avec, par exemple Helios II et Essaim.



 



Les programmes Athena et Postelios devraient concourir à l’indépendance technologique des Etats membres qui y participent. Leur nature duale, à la fois civile et militaire, est évidente.



 



Advanced technologies for interoperability of Heterogeneous Enterpris Network and their Applications (ATHENA) est un projet intégré destiné à rendre inter-opérables les technologies nécessaires aux gouvernements comme aux communautés scientifiques et des affaires pour travailler ensemble. C’est l’un des projets technologiques les plus concrets des fameux « Objectifs de Lisbonne » qui visent à placer l’économie européenne en tête des économies compétitives.



 


 



Tous les projets que lancent l’Union ou ses Etats membres concourent à cet objectif d’indépendance politique, de maintien et de développement des compétences et d’excellence technologique. Ils ont vocation à être traités et développées en commun. Quand l’Europe adoptera-t-elle un « European Act » à l’image de cet « American Act » qui oblige désormais tous les opérateur de satellites américains à choisir des lanceurs américains ? Une telle initiative conforterait assurément  de la politique spatiale européenne.



 



Les succès de l’Europe sont aujourd’hui extrêmement concrets. Ce constat est plus évident encore en matière économique, mais il devient tangible en matière technologique. Il reste beaucoup à faire, notamment des efforts financiers importants, mais l’Europe peut se targuer aujourd’hui d’un bilan qui légitime les choix pragmatiques des Pères fondateurs. Leur initiative a permis de tisser tellement d’intérêts communs entre les Etats membres que tout conflit entre eux est devenu impossible. Elle a rendu possible un formidable sursaut économique de l’Europe, ruinée il y a encore 60 ans. Elle a permis l’obtention de succès technologiques essentiels et le lancement d’entreprises industrielles considérables, aujourd’hui gérées et contrôlées au niveau supranational.



 



Poursuivant sur cette lancée, l’Union et ses Etats membres doivent désormais saisir toutes les opportunités et prendre toutes les initiatives pour relever à temps les nouveaux défis technologiques. Les projets se trouvent d’ores et déjà sur la table, n’attendant que le feu vert des décideurs. Ces derniers disposent là d’un des moyens essentiels pour peser dans le monde de demain. Il seront bien utiles aussi pour retrouver l’enthousiasme des citoyens d’une Europe qui existe parfois davantage à l’extérieur de ses frontières que dans la tête de chacun des Européens.