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portrait

Quand l'histoire éclaire l'avenir

Préface de Jean-Dominique Giuliani ; Robert Schuman, "Pour l'Europe", 5ème édition, éditions Nagel, Paris, Avril 2010



Comment ne pas voir dans la déclaration faite par Robert Schuman le 9 mai 1950, un acte politique majeur qui a changé le cours de l'histoire ? Une de ces déclarations dont on ne saisit pas toujours la portée dans l'instant, mais qui va entraîner le cours des choses vers une direction nouvelle ? De nos jours, on appellerait cela « une surprise stratégique ».



Né au Luxembourg, l'homme de la frontière qui avait choisi la France, le Lorrain constamment réélu depuis 1919, n'avait pour qualités que son immense modestie, sa profonde spiritualité et son sens du service exceptionnel. L'annonce qu'il présente le 9 mai 1950, en sa qualité de Ministre français des Affaires étrangères, doit beaucoup à Jean Monnet, le premier Commissaire au Plan français. Cet activiste de l'imagination constructive n'a jamais cessé de vouloir dépasser l'instant pour proposer des solutions aux grandes questions devant lesquelles hésitaient les décideurs. Souvent avec succès. C’est ainsi qu’il soumet à Robert Schuman son idée, la plus juste, de mettre en commun les productions de charbon et d'acier qui appellent, pour beaucoup, des mesures coercitives envers l'Allemagne vaincue, dont tous se méfient encore. Plutôt que de se disputer sur les quotas de production, plutôt que de soupçonner le voisin d'Outre-Rhin aux villes dévastées de vouloir se réarmer, l'idée, révolutionnaire, de mettre en commun les capacités productives des énergies indispensables à la reconstruction d'une Europe harassée est assurément la bonne.



Robert Schuman « l'achète » aussitôt d'un « j'en fais mon affaire » définitif. Ayant convaincu le Président du Conseil, il fait inscrire à l'ordre du jour du Conseil des Ministres français, une « communication » informant ses collègues de l'initiative qu'il veut lancer. Mesurant l'ampleur de la surprise qu'il va provoquer, il remet huit fois sur le chantier le texte qu'il va prononcer. Les journalistes sont convoqués pour 18h, mais ils ne savent pas pourquoi. Bien peu sont là et la presse audiovisuelle est à peu près absente. Il faudra réenregistrer la déclaration après son prononcé...



Dans le salon de l'horloge du Quai d'Orsay, au ministère des Affaires étrangères à Paris, devant la cheminée surmontée d'une horloge de belle facture dont la photographie fera le tour du monde, la voix fluette du Ministre souhaite donner une déclaration liminaire pour bien mettre en évidence l'importance de l'instant. « Messieurs, il n'est plus questions de vaines paroles, mais d'un acte, d'un acte hardi, d'un acte constructif. La France a agi et les conséquences de son action peuvent être immenses. Nous espérons qu'elles le seront ».



Bien sûr, à cette époque, c'est encore de la paix ou du retour de la guerre qu'il s'agit. Cinq ans, jour pour jour, après la fin des combats en Europe, les Européens sont à la tâche, rationnés encore pour certains, punis et surveillés toujours pour d'autres, saignés et ruinés pour beaucoup t choqués pour tous. Encore une fois, il faut reconstruire, encore une fois retrouver une vie normale au milieu des siens, du moins de ceux qui ont survécu. Il faut se remettre au travail, quel qu'ait été son sort, sur les champs de bataille qui ont grondé du bruit des canons jusqu'au dernier jour, dans les camps où rôdait la mort, issue finale d’une idéologie raciste, perverse et contraire à tout principe, dans les maquis d’où montait la révolte, dans les villes affamées et les campagnes isolées. Nul n’avait été épargné par cette nouvelle « guerre civile européenne ». Comment la surmonter ?



Après ce qu'elles ont fait et ce qu'elles ont subi, les nations européennes sont exsangues, quand elles existent encore et seuls les subsides de l'Amérique les empêchent de sombrer. Tendre la main à l'ennemi pour se redresser ensemble est plus qu'un pari risqué, c'est un défi. Robert Schuman envoie son Directeur de cabinet, sonder secrètement Konrad Adenauer. Le Chancelier allemand, comprenant la chance que constitue pour son pays un tel geste, donne son accord juste avant la réunion du Conseil des Ministres. C'est donc la France qui prend l'initiative. C'est elle qui se penche vers une Allemagne à genoux pour la ramener dans le concert européen et vers les démocraties civilisées de l'Occident dont elle n'aurait pas dû se séparer. Mesure-t-on ce que cela pouvait alors représenter ? Plus que de la charité, dont il est rarement question dans les relations internationales, c'est une très haute conception de l'intérêt des peuples qui prévaut ainsi, là où quelques mois auparavant les pires violences avaient triomphé de toute raison. La démarche sera sacralisée plus tard par le Général de Gaulle, l’homme de la résistance française au nazisme, et deviendra alors définitivement la politique de la France.



Le 9 mai 1950, la voix si peu radiophonique du Ministre français des Affaires étrangères ne peut pas sur l’instant, à elle seule, traduire la dimension du geste. Parce que sa démarche est inscrite dans la vision prémonitoire d'une Europe pacifiée et prospère, il trouve la force de la présenter, lui l'élu du bassin sidérurgique, en risquant d’aller à l'encontre du sentiment immédiat de ses électeurs. A huit reprises cette déclaration de trois pages évoque la construction européenne future. Elle contient onze fois le mot « Europe » et six fois les adjectifs « européen ou européenne ». Le projet est donc bien identifié et revendiqué. Il annonce même, rêve impensable à l'époque, le retour de la prospérité, la libre circulation des marchandises, l'expansion et l'exportation de produits européens. On a beaucoup analysé la déclaration Schuman sous l'angle de la méthode. Il est vrai qu'elle est opportune, originale et parfaitement conçue. Nul n'aurait pu faire prévaloir une telle stratégie sans la limiter à une proposition précise. Personne ne pouvait anticiper, sauf peut-être les auteurs du plan, que la démarche d’intégration pas à pas ne pourrait pas s'arrêter. Nul n'avait vraiment accordé d'importance à l'objectif final annoncé qui est bien celui d'une Europe politique, une « fédération européenne ». Et à la novation que constitue le principe de supranationalité introduit par la présence d’une Haute Autorité, devenue la Commission européenne. La « méthode communautaire » repose sur des transferts de souveraineté vers des institutions supranationales bénéficiant d’une certaine autonomie vis-à-vis des Etats membres et une Assemblée parlementaire, devenue le Parlement européen, seule institution transnationale dorénavant élue au suffrage universel direct, ainsi que sur la supériorité du droit européen vis-à-vis des droits nationaux, primauté garantie par une Cour de Justice dont les arrêts sont opposables aux droits nationaux. Il s’agit bien là d’une véritable révolution.



Mais les citoyens y adhèrent parce que la vision et la hauteur de vues du propos les impressionnent et correspondent à leurs souhaits profonds. Imaginer alors le développement de l'Europe communautaire par la paix et la prospérité relevait du rêve. Ce fut un projet réussi.



En 1962, Robert Schuman, qui n’avait jamais écrit d’ouvrage, accepte de reprendre certains de ses principales déclarations, conférences et autres discours, de les remettre en forme et de les présenter aux Européens. Ces textes doivent donc être replacés dans le contexte de l’époque où la question des moyens de la construction européenne se posait encore avec acuité. 



Mais « Pour l’Europe » n’a pas vieilli pour autant. Robert Schuman est un Français, attaché à sa patrie, dont il parle avec émotion. Ce recueil n’élude aucune des interrogations légitimes qu’on peut nourrir vis-à-vis du projet européen : la nation, le fédéralisme, la culture et les racines de l’Europe. Il les analyse simplement, avec lucidité et honnêteté. Et contribue très certainement à apaiser bien des débats passionnés qui ont accompagné le rêve européen.



L’Union européenne est devenue une réalité tangible, une réalisation unique dans l’histoire de l’humanité parce qu’elle vise à unir librement et pacifiquement de vrais Etats souverains. Elle continue de ce fait à nous interpeller quotidiennement, mais elle fonctionne, progresse, est sérieusement étudiée et commence à être imitée.



Il y a donc un réel intérêt à se plonger quelques instants dans les écrits de Robert Schuman, qui dévoilent une pensée profonde et une vision très claire de l’avenir du continent.



On comprendra alors un peu mieux l’extraordinaire ambition de ce projet, qui peut paraître parfois décevant au quotidien, mais qui a déjà marqué l’histoire et qui n’a certainement pas fini de surprendre.