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Une ambition française oubliée : l'Europe

Article paru dans "Le Monde" du 26 avril 2005

La campagne pour le référendum de ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe vient de commencer. Les Français ont envie de savoir ce dont il retourne et ils expriment, pour l’instant, une vraie colère.



Celle-ci a peut-être des raisons qui tiennent à un fort mécontentement. D’un travail actif et au plus près du terrain, je retire plutôt l’impression qu’ils en veulent beaucoup au débat politique. Une fois encore, en effet, un scrutin national, comme ce fut le cas pour les élections européennes, est utilisé à des fins autres que celles auxquelles il est destiné.



En l’occurrence, il s’agit de se prononcer sur le 6ème traité d’Union européenne.



Le texte ne peut donc pas être isolé de son contexte et les Français attendent qu’on leur présente un bilan ce qui a été fait, des explications concrètes sur ce que contient cet accord européen et des perspectives ou des visions pour l’avenir.



Mais les poisons politiciens révèlent chez nos hommes politiques une piètre connaissance de la réalité européenne et un vrai manque de vision sur ce qu’elle pourrait être dans l’avenir. Le débat n’arrive pas à prendre son envol. Quelques personnalités parcourent inlassablement la France pour expliquer un accord diplomatique à vocation constitutionnelle, ce qui est compliqué, la majorité de nos leaders politiques ne pensent qu’en termes nationaux et, pire encore, privilégient leurs petits intérêts politiques personnels au détriment d’un vrai débat sur l’Europe.



Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner de la tendance des sondages d’opinion. Oui, les Français sont inquiets d’un monde instable et toujours plus compétitif ; oui, ils s’interrogent sur la capacité des responsables politiques à y faire face et surtout à dire la vérité sur une réalité internationale difficile à saisir et à bien des égards préoccupante ; oui, ils triment dur et ont le sentiment que leurs efforts se diluent dans des mécaniques non maîtrisées ; oui, ils ne voient pas le bout du tunnel, même lointain. Ils assistent, impuissants et critiques aux batailles de personnes et d’appareil qui ne les intéressent plus depuis longtemps tant ils ont compris que la réalité du pouvoir n’appartient plus seulement aux leaders qui l’exercent mais aussi à la résultante de forces puissantes, humaines, économiques, financières, internationales, politiques, qui s’imposent à eux comme à nous tous.



Ainsi toutes les formations politiques ont appelé à soumettre à référendum le projet de Traité constitutionnel. Elles ont exercé un vrai chantage sur le Président de la république. On aurait pu faire preuve de plus de discernement. Après tout, 14 pays de l’Union sur 25 ne tiendront pas de référendum et personne ne s’avise de dire que la ratification italienne du Traité, intervenue le 6 avril, ou celle de l’Allemagne, qui sera effective le 12 mai, ne seront pas démocratiques et seront de moindre valeur que celle de la France. Jusqu’à preuve du contraire, le Parlement français aurait très bien pu examiner la Constitution européenne. Il l’aurait vraisemblablement ratifiée à plus de 80%. En France, nous avons le goût de la division et ce référendum divisera, une fois encore, les Français qui, somme toute, étaient plutôt d’accord sur l’Europe.



Mais puisque tout le monde a estimé nécessaire de solenniser l’engagement européen de la France, parlons-en ! Or, à gauche comme à droite, on parle d’autre chose.



A gauche, la querelle des anciens et des modernes bat son plein aiguisée par la prise de position d’un ancien Premier ministre aux habits de Bazaine européen. En réalité, il s’agit de savoir qui prendra le leadership du parti pour affronter les prochaines échéances électorales. Le Parti n’ayant toujours pas fait son congrès de Bad Godesberg, par lequel les socialistes allemands, en 1959, choisissaient la voie sociale-démocrate, nous assistons à un match à plusieurs rounds. La direction semblait avoir gagné le premier dans un référendum interne. La frange la plus à gauche tente de prendre sa revanche sur le dos de l’Europe, à coup d’invectives, de désinformation, voire de slogans grossiers. Passionnant !…



A droite, ce n’est pas mieux. Malgré les affirmations et les dénégations, la stratégie vise-t-elle seulement à convaincre du bien-fondé des engagements européens de la France ou de l’intérêt du texte qui nous est proposé ? Manifestement d’autres priorités sont à l’ordre du jour. Ou alors comment comprendre que sur 100 minutes pour convaincre, à peine plus de 10 soient consacrées à la Constitution européenne qui est pourtant le seul sujet du moment.  Le poison des jeux de pouvoir nous ramène au ras des pâquerettes.



John Fiztgerald Kennedy avait prononcé cette phrase définitive : « Ne te demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande toi ce que tu peux faire pour lui ». On en est loin. Et les Français l’ont compris.



Pourtant ce débat devrait être l’occasion d’une véritable revue de détail, non pas de la France, mais de l’Europe et de l’engagement européen de la France.



Dans le monde globalisé, l’Europe est une réalité surprenante, examinée par tous avec envie ou inquiétude. Elle incarne une nouvelle manière de concevoir les relations internationales, à partir du droit, dans le compromis, mais jamais par la force et l’adversité, toujours par la coopération, dans le respect des identités nationales. Elle est peut-être l’idée la plus moderne apparue depuis la seconde guerre mondiale et le paradoxe, c’est qu’on la doit à ceux qui l’ont déclenchée à force de nationalisme débridé. Une autre conception de la Nation, plus grande, plus belle, plus efficace, est peut-être en train de naître dans un cadre multilatéral, au moment même où la nation phare des libertés se prend de plus en plus pour l’Empire.



A-t-on suffisamment fait pour assumer cette réalité et l’expliquer aux Français ? Si nous en sommes mécontents, avons-nous proposé des solutions différentes ? Ne devrions-nous pas être des moteurs plus enthousiastes, plus créatifs, apportant davantage nos innovations pour une vraie politique étrangère européenne, une politique de défense plus active, forcément inter-gouvernementale, mais en liaison avec la construction communautaire. Avons-nous vraiment proposé une politique économique mieux coordonnée au niveau européen et laquelle ?



Les responsables politiques français doivent assumer l’engagement européen de la France. Ils doivent reconnaître publiquement qu’il ne sert à rien de « faire comme si » ils pouvaient décider de tout et tout seuls, car ils ne décident plus grand chose tout seuls et les Français le savent. En Europe, une bonne idée sans partenaires, c’est une incantation !



En revanche, que serait l’Europe sans la France ? Nous y avons beaucoup à dire, tellement nous y avons gagné. A force de compromis et de discussions, nous avons épargné à la France beaucoup de déconvenues et nous avons gagné beaucoup. Sait-on, par exemple, que les agriculteurs français, depuis 1962, ont reçu de la politique agricole commune plus de 200 milliards d’Euro ; qu’ils reçoivent chaque année plus de 8 milliards de Bruxelles. C’est-à-dire qu’au moins 666 millions d’Euro sont versés à la France chaque mois au titre de la PAC. En fait, pendant que vous aurez lu cet article, en 5 minutes, 77 000 Euro auront été versés aux agriculteurs français par les institutions communautaires !



Le compromis ne satisfait jamais personne, mais tout le monde y gagne, et parfois beaucoup !



Il en va de même dans nombre de secteurs. On se plaint de la libéralisation des marchés, mais aurions-nous des téléphones portables sans la dérégulation réussie, à l’initiative de Bruxelles, en 1995 ?



La liberté de circulation des biens en Europe a créé 2,5 millions d’emplois, c’est-à-dire vraisemblablement plus de 300 000 pour la France depuis 1992, rien que du fait de l’ouverture de nos frontières et du grand marché intérieur.



Y aurait-il sans le marché unique ces grands groupes industriels français qui portent l’emploi chez nous et sont présents dans le monde entier ? Doit-on parler des succès de nos constructeurs automobiles en Europe et des emplois directement créés en conséquence en France ?



Sans l’Europe, nous ne serions pas devenus ce que nous sommes.



Doit-on aussi passer sous silence cette nécessaire dimension de générosité qu’incarne l’Union au plan international ? L’inquiétude est réelle face à l’élargissement, mais si vous voyagez en Europe centrale, on vous expliquera à coup sûr qu’attendre 14 ans après la chute du Mur de Berlin pour accepter au sein de l’Union ceux que la seconde guerre mondiale avait laissé aux mains du totalitarisme communiste, c’est long et un peu égoïste !



Au demeurant, nous vendons déjà davantage à nos 10 nouveaux partenaires : 2 milliards d’Euro d’excédent pour la France ! Combien d’emplois en plus ?



Pour aider les pays en développement, l’Europe est le bailleur de fonds mondial ; elle verse la moitié des crédits d’aide aux plus pauvres avec près de 15 milliards d’Euro.



On pourrait multiplier les exemples et beaucoup seraient surpris de ce que nous avons réalisé au niveau européen. Car il n’y a pas la France à côté de l’Europe ; il y a seulement la France en Europe. Elle en est plus forte et en bénéficie totalement, comme par exemple, ces 16 milliards de fonds structurels que les régions françaises auront reçus entre 2000 et 2006 !



En fait, nous manquons d’un débat sur l’Europe. Il est légitime, dans le cadre d’un référendum que les avis divergent, que d’aucuns considèrent que l’Union peut faire mieux dans certains domaines, par exemple la recherche, où elle ne redistribue « que » 16 milliards d’Euro (2000-2006) ; que d’autres estiment que la politique de l’environnement européenne, qui représente déjà 80% de la législation française, doit aller plus vite et plus loin, que certains affirment que les compétences sont mal réparties entre l’Union et les Etats, qu’on critique les politiques européennes, etc…Mais on n’a pas le droit de laisser dire n’importe quoi à propos du Traité constitutionnel qui, justement tente de corriger certains aspects négatifs du fonctionnement des institutions européennes. Si on veut le critiquer, il faut proposer d’autres formulations, d’autres règles, une alternative à ces suggestions concrètes !



Le traité établissant une Constitution, comme l’engagement européen de la France, qui date de 60 ans, méritent un débat à la hauteur des enjeux. C’est aussi l’avenir de l’Europe qui est en cause, et pas seulement nos problèmes domestiques ! On ne peut se contenter des anathèmes et des slogans purement nationaux; on ne doit pas continuer à se complaire dans nos petits jeux d’alcôve.



Le temps viendra des échéances réservées à nos plaisirs favoris…



Mais pour la Constitution européenne, de grâce, Messieurs, assez joué !