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Non à l'élargissement sans fin

"L'Europe n'a-t-elle à offrir à ses voisins que l'élargissement?" Tribune parue dans "Le Figaro" du 15 décembre 2004

Depuis le 1er mai 2004, l’Union européenne compte 25 membres.



Elle a, d’ores et déjà, laisser entrevoir l’adhésion aux 7 Etats balkaniques, bientôt pour certains (Roumanie, Bulgarie, Croatie), plus tard pour les autres.



Avec la Turquie, l’Union compterait 33 Etats membres.



La crise ukrainienne met en évidence l’attente d’Europe des « Etats-tampons » de l’ex-URSS (Biélorussie, Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), déjà membres du Conseil de l’Europe. Soucieuse d’exporter la stabilité à ses frontières, l’Union multiplie les initiatives en vue de l’adhésion de tous ses voisins.



Ainsi le rêve de certains stratèges prend-il de la consistance : le plus visible effet de la mondialisation sera de dissoudre l’intégration communautaire dans l’unification continentale de l’Europe. Le monde s’organise en grands blocs et si l’Europe est disparate, tant mieux, elle n’en sera que plus faible !



S'accommoder de cette perspective serait oublier les caractéristiques fondamentales de l’aventure européenne. Fondée sur la paix, elle exige des abandons de souveraineté au profit d’institutions communes, la mise en commun de compétences étatiques qui nécessitent des valeurs, des traditions, une culture, une vision commune de l’avenir et surtout l’adhésion des peuples à un projet qui reste révolutionnaire puisqu’il est le premier symptôme visible d’une civilisation post-étatique. Déjà Ernest Renan l’entrevoyait : Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé. Elles finiront. La Confédération européenne, probablement, les remplacer.



Jusqu’ici la politique étrangère de l’Union se résume à l’élargissement sans fin, cette facilité qu’on s’offre pour résoudre la délicate question de la stabilisation des « zones grises » proches de l’Europe. Peut-on s’en satisfaire et prendre le risque que les opinions publiques, qui ont accepté au sortir du plus horrible conflit mondial, une sagesse dont elles ne sont pas coutumière, se détournent de la construction communautaire ?



L’UNION NE SAIT OFFRIR A SES VOISINS QUE L’ADHESION



Nous devons inventer une vraie politique étrangère européenne, c’est-à-dire des concepts partagés sur l’évolution du monde, des objectifs définis, des instruments pour les atteindre, des moyens d’aider ceux qui veulent rejoindre le camp des démocraties de type européen. Cela concerne au premier chef les pays les plus proches. Aujourd’hui l’Union européenne ne sait offrir à ses voisins que l’adhésion. On n’imagine pas les Etats-Unis faire de même avec le Mexique ou le Canada ! Notre avenir n’est pas d’uniformiser à tout prix le continent, c’est de faire cohabiter les différences et de contribuer à ce que cette coexistence soit pacifique.



La politique de « nouveau voisinage », adoptée par la Commission le 9 décembre, tente de s’y atteler. Mais, elle demeure encore dans l’ambiguïté, trop dirigée vers la perspective d’une adhésion à l’Union. Il est juste et dans notre intérêt d’offrir à nos voisins des moyens économiques et financiers pour se développer. Mais autant il est normal de leur proposer en contrepartie l’adoption de nos standards, voire le bénéfice de certaines des politiques communes intra-communautaires, autant il est dangereux de leur laisser espérer leur entrée dans l’Union. Cette politique renvoie sur les générations futures le traitement d’un imbroglio susceptible de mener à des crises graves, dont l’exemple turc n’est que le commencement.



Il faut accepter que l’Europe ne puisse pas s’étendre sans fin. Nous devons reconnaître et assumer que l’adhésion de certains pays, si elle devait se réaliser, apparaîtrait très vite comme contraire à nos intérêts, comme contraire aux intérêts même des nouveaux arrivants et constituerait un incontestable facteur de déstabilisation.



En effet, le processus d’intégration en serait immanquablement ralenti, par les coûts supplémentaires entraînés par l’adhésion de grands Etats pauvres et en développement. Par ailleurs, la « mécanique communautaire » est beaucoup plus exigeante qu’on ne le croit généralement. Elle risquerait de ne pas prendre en compte les préoccupations des nouveaux arrivants et de susciter chez eux des réactions nationalistes auxquelles nous ne sommes plus habituées. Les propos tenus par les officiels turcs avant le Conseil européen du 17 décembre sont à cet égard révélateurs. Alternant la menace et le chantage, ils sont contraires à la pratique européenne et confirment le fossé qui nous sépare de ces attitudes que nous avons bannies.



En déstabilisant une Europe qui se construit à son rythme et qui a besoin de temps pour accueillir correctement 10 nouveaux membres et ceux dont l’adhésion est déjà actée, l’élargissement illimité marquerait le retour de l’instabilité politique en Europe, le pire de nos maux.



Il nous faut, pour l’avenir, être plus clairs : avant d’offrir l’adhésion, qui ne saurait être un droit, nous devons nous renforcer, développer une véritable politique de défense européenne et nous doter d’une voix et d’une stratégie sur la scène mondiale.



La Constitution européenne apporte une première pierre à cet édifice à construire en offrant à l’Europe de nouveaux outils pour s’affirmer davantage en matière de défense et de politique étrangère. L’Union est déjà un acteur incontournable de la scène mondiale, même si on ne peut pas entrevoir à un horizon proche qu’elle puisse rivaliser avec les USA sur le plan militaire. Elle le fera certainement en revanche sur le plan économique et plus sûrement sur le plan moral des valeurs, pour la paix et les droits fondamentaux. Mais tout cela sera possible si elle poursuit son intégration, seul moyen, à terme, de renforcer sa présence dans les relations internationales.



 Les relations avec nos voisins relèvent de la politique étrangère commune et non de la politique d’élargissement. Si cette politique est réellement élaborée, elle suffira à répondre aux mains tendues à nos frontières. Offrir l’adhésion à l’Ukraine n’est, par exemple, pas conforme aux besoins et à la réalité de ce pays. L’Europe n’en a pas les moyens, l’Ukraine ne doit pas le souhaiter. Elle doit plutôt construire son identité nationale et sa personnalité internationale en assumant sa diversité et en nouant avec tous ses voisins des relations confiantes et stables.



Pour ce qui nous concerne, notre devoir est d’abord de réussir l’intégration constitutionnelle des pays de l’Union. C’est une nécessité pour l’ensemble des relations internationales parce que l’Europe peut faire entendre son propre message de paix et de raison dans un monde où la force prime encore trop le droit. Comme l’affirmait dès 1948 Lucien Febvre dans l’une de ses leçons au Collège de France : « L’Europe, s’il faut la faire, c’est en fonction de la planète ».



Si nous voulons que l’Union européenne nous offre une capacité d’action mondiale, pour porter haut et fort un discours original et indispensable à l’organisation d’un monde globalisé qui en a tant besoin, nous ne pouvons nous contenter d’offrir à nos voisins des institutions communes. Nous pouvons et devons les aider. Mais ils doivent aussi avoir le droit, comme il en ont le devoir, d’agir et de se moderniser par eux-mêmes en tissant avec nous des liens de coopération étroite, ce fameux partenariat privilégié prévu par l’article 57 du Traité établissant une Constitution pour l’Europe.



Nous avons besoin d’une vraie politique étrangère, dynamique et généreuse, pas d’élargissement infinis, acceptés plutôt que désirés.