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Après les élections européennes : l'Europe par gros temps

article paru dans la Revue Politique et Parlementaire septembre 2009 n° 1052



 



Nous vivons une période de basses eaux européennes.

L’Union peine à réformer ses institutions depuis plus de 10 ans.

Elle fait l’objet d’une réelle désaffection de l’opinion, alors que la crise économique et financière frappe partout.

Dans le même temps le monde se transforme plus rapidement que jamais. Nous assistons à une redistribution de la richesse et donc à la construction de nouveaux rapports de forces entre les continents et les puissances, qui ne sont pas sans influence sur les tensions internationales.

Alors que la planète ne connaît plus de grandes fractures idéologiques, les frontières, les barrières et les murs se dressent et s’accumulent, la conflictualité s’accroît.

L’Europe joue gros dans ce contexte.

Ayant bénéficié jusqu’à présent de la paix et de la stabilité, elle est désormais exposée directement aux vents de la nouvelle donne mondiale. Pour elle, l’enjeu s’est transformé. D’intérieur, il est devenu extérieur. L’impératif premier était d’assurer la paix et la prospérité continentale. Aujourd’hui il lui faut garantir sa place et son rôle dans le monde.

La justification du processus d’unification européenne est donc plus évidente que jamais : s’unir est la bonne réponse. Le continent est la taille pertinente pour exister sur la scène internationale.

L’Union européenne affronte, pour la première fois depuis les années 150, les gros temps de l’incertitude, forte de son modèle, mais alourdie d’une prospérité sans égale et affaiblie par l’absence de volonté de se penser en puissance. Il lui faut réagir sans attendre. Elle dispose des ressources pour s’ériger en acteur global. On peut parier qu’elle n’aura pas vraiment le choix.



La construction européenne peut se targuer d’avoir atteint les objectifs qu’elle s’était fixés à sa création au lendemain du second conflit mondial. La paix et la stabilité règnent sur le continent. Sa réussite économique est inespérée. L’Union est la 1ère zone de production de richesses du monde avec 22,6 du PIB mondial, devant les Etats-Unis (21,7) et bien sûr tous les autres (Chine = 10%). Elle est la 1ère puissance économique, la 1ère puissance commerciale du monde, ainsi que le premier investisseur à l’extérieur. Ses 500 millions d’habitants forment le plus grand marché de consommation du monde par le pouvoir d’achat et 6 de ses Etats membres figurent dans la liste des 10 pays les plus riches  (PIB par habitant). La qualité de la vie y est la plus favorable, les infrastructures publiques y sont les plus modernes, les systèmes de protection sociale les plus généreux.

Pour autant ces réussites ne doivent pas cacher ses faiblesses, qui tiennent d’abord à sa nature même. Union volontaire d’Etats souverains et indépendants, elle ne peut fonctionner que par l’accord de tous, c’est-à-dire des décisions souvent basées sur le plus petit dénominateur commun. Ses compétences sont limitées à quelques domaines, certes importants, mais l’essentiel des instruments de l’action publique demeure entre les mains des Etats. Le budget de l’Union représente à peine 1% du PIB, sa législation, contrairement à de fausses idées, ne représente qu’à peine 20% des lois applicables et ne concerne que les domaines qui lui sont dévolus par les traités. La crise financière a montré crûment que les moyens financiers et règlementaires avaient été conservés par les Etats membres et eux seuls ont pu répondre à l’urgence d’éviter l’asphyxie du système financier en septembre 2008.

Ses institutions, conçues pour 6 Etats fondateurs, sont toujours bâties sur le même modèle, bien qu’elle compte 27 membres. L’opinion publique, qui reste majoritairement favorable au pari de l’intégration, est en attente de décisions européennes dont elle mesurerait directement l’efficacité et, en leur absence, se replie sur le cadre national. Trois référendums négatifs ont ainsi empêché la réforme institutionnelle, obligeant à la rédaction de traités de plus en plus incompréhensibles.

La démographie est un sujet de préoccupation et si la population continue à croître, c’est d’abord grâce à l’immigration. La compétitivité économique n’a pas retrouvé son niveau des années 70. La productivité et la durée du travail stagnent. Les Européens ont pris goût à une vie confortable. Les efforts de recherche et d’investissements dans les technologies futures sont en retard par rapport à nos grands concurrents. L’Europe semble s’être assoupie sur ses succès et avoir « posé son sac » au moment où tous les Etats-continents se sont réveillés pour devenir pays « émergents », mais en réalité concurrents dotés d’atouts technologiques et humains considérables.

Enfin le Soft-Power à l’Européenne marque le pas parce que l’Europe hésite à utiliser des moyens qui lui ont laissé de si mauvais souvenirs ! Elle souffre d’un manque de leadership politique et de la volonté de se penser en puissance.



59 ans après la déclaration Schuman du 9 mai 1950, l’Union est plus intergouvernementale que ne la voulaient les Pères fondateurs. Mais elle est beaucoup plus fédérale que ses contempteurs n’auraient pu l’imaginer.

Elle exerce sur le mode fédéral les compétences qui lui sont dévolues. La nécessité pousse à lui transférer des compétences nouvelles, mais aucune vision prospective, aucun « big bang » n’a véritablement été proposé par les grands acteurs politiques depuis l’Euro. Seules de timides avancées ont pu être réalisées.

L’hétérogénéité de l’Union s’est accrue avec 5 élargissements successifs. Les comportements des Etats membres, mais surtout leurs visions de l’Europe, semblent diverger. Et en l’absence de projet audacieux, chacun se replie sur sa propre vision de l’Union.

La question de l’identité européenne est devenue l’une des plus importantes. Les citoyens n’éprouvent pas à son égard la fierté d’appartenance qui lui permettrait d’imposer une image positive et optimiste. L’absence de volonté et de leadership politique au sein d’une Union, qui fonctionne encore trop souvent sur le mode de l’unanimité, interdit de peser dans le monde le poids réel de l’Europe. L’Europe donne trop souvent, parfois à tort, l’image de la division et de l’impuissance.





L’Europe acteur global ?



Fort de ses réussites, l’Union doit se hisser au niveau d’un acteur à part entière sur la scène mondiale. Si cette assertion ne fait pas l’unanimité de ses membres, c’est une telle nécessité pour simplement assurer la survie de son modèle, qu’il ne faut pas exclure d’audacieuses initiatives en ce sens. Jusqu’ici concentrée sur elle-même, l’Union doit désormais se penser face au monde parce que le monde l’interpelle jusque sur son territoire. Pour cela elle va être conduite à défendre ses intérêts spécifiques, à redéfinir la relation transatlantique et à se donner davantage de moyens d’agir à l’extérieur.



Enviée à ses frontières, copiée sur tous les continents, l’Union européenne doit garantir la survie de son mode de vie alors que le nouvel Etat du monde privilégie les Etats de taille continentale dotés de modèles d’organisation politique et sociale différents. Seuls 47% des Etats du monde sont considérés comme respectant les droits civils et politiques tels que nous les concevons, c’est-à-dire les Droits de l’homme, l’état de droit, la personne humaine comme centre de l’organisation politique. Nous sommes donc minoritaires. Les valeurs européennes semblent pourtant les mieux adaptées au 21ème siècle, combinant la liberté économique et la solidarité sociale, le règlement pacifique des différends et le partage des souverainetés. L’Union va être contrainte de plus en plus à les défendre et les promouvoir.

Par ailleurs, la réponse européenne à la crise que nous traversons est la plus moderne pour concilier à la fois les impératifs éthiques, de la solidarité et la liberté en matière économique et financière. Le « modèle rhénan », si décrié il y a quelques mois encore, est un acquis européen qui reprend du service. Les grandes réunions internationales du G20 en ont montré l’acuité et la modernité. De même, après s’être dotée de ce qu’il y avait de mieux au monde en matière de droits fondamentaux, l’Union est en train d’apprendre qu’il lui faut aussi se doter des outils militaires qui leur donnent une crédibilité sur la scène internationale.



Le deuxième intérêt européen évident, c’est, en effet, la sécurité et la stabilité de l’Europe.

Longtemps elle s’en est remise à d’autres pour garantir sa sécurité. Le continent le plus riche est aussi le plus exposé à l’insécurité globale. Les trafics d’être humains, de drogue, de produits contrefaits, se multiplient à nos frontières et, plus grave, à l’intérieur du territoire de l’Union. Les grands défis de stabilité mondiale que sont la prolifération, le terrorisme, le fondamentalisme, les conflits non résolus, imposent à l’Union de s’impliquer dans leur règlement et dans la résolution des crises qu’ils provoquent. Cela implique un effort de défense dont les pays d’Europe ne pourront plus laisser la France et la Grande-Bretagne porter seules le fardeau. La sécurité de l’Europe ne peut être durablement assurée sans une augmentation conséquente et durable des budgets militaires et la prise en compte, au niveau communautaire de cet impératif dans toutes ses dimensions, industrielles, humaines et financières. Ce mouvement est en cours.



Enfin l’Union doit peser sur la régulation mondiale, avec ses particularités propres.

Elle doit être en mesure de compter dans les grandes négociations internationales autant qu’elle pèse économiquement. Sur le plan monétaire et financier, l’Euro et sa saine gestion devront se défendre et ne pas accepter de financer les déficits des autres. Il n’y a aucune fatalité à la domination future de la « ChinAmérique » promise un peu vite par Zbigniew Brezinsky, et l’Union sera de plus en plus obligée de s’afficher unie pour défendre ses intérêts propres. Cela implique, à l’évidence, une relation transatlantique modernisée et, quoi qu’on en dise, la voie est ouverte.



65 ans après le second conflit mondial, l’Europe commence à gagner son autonomie stratégique, dans le cadre d’une alliance rééquilibrée avec les Etats-Unis. Le signal envoyé par la France qui a réintégré le commandement militaire de Alliance, rend obsolètes les vieux débats crispés sur la défense européenne. La remise en cause de la politique du « tout élargissement » de l’OTAN, qui a conduit au désastre géorgien et aux erreurs ukrainiennes, marque une meilleure prise en compte du point de vue européen. Elle sera vraisemblablement poursuivie, sans pour autant céder aux pressions ruses. La confrontation avec la Russie n’est pas une politique conforme aux intérêts spécifiques de l’Europe. C’est bien par la poursuite d’intérêts communs, seuls à même de la guérir de ses frustrations et de ses archaïsmes, que nous normaliserons notre relation avec la Russie.

C’est au moment où les Etats-Unis développent le concept de « Smart Power », qui rompt avec la croyance absolue que la supériorité militaire des Américains est susceptible de résoudre tous les problèmes, que l’Europe est en train, pour sa part, d’abandonner sa préférence exclusive pour le Soft Power.

Les regards américains portent désormais plus en Asie qu’en Europe, comme le montre. l’abandon des installations de défense anti-missiles en Pologne. L’OTAN peut re-légitimer ses engagements pour peu qu’elle n’envisage pas de devenir une alliance occidentale à vocation planétaire. La création d’un véritable pilier européen de défense est désormais lancé sans drames ni opposition.

C’est donc par l’Europe de la défense qu’a déjà commencé la construction patiente d’une politique étrangère commune. L’Union en est à sa 12ème opération extérieure. Elle est de plus en plus présente sur les théâtres extérieurs et nul n’envisage plus aujourd’hui que l’un de ses Etats membres agisse seul dans le cadre d’une mission de police internationale. Au large de la Somalie, c’est une mission de l’UE qui conduit la lutte contre les pirates, appuyée par l’OTAN et dirigée par un Britannique. Peu à peu, les esprits évoluent…



Se donner les moyens d’agir à l’extérieur nécessite aussi de mettre en ordre les institutions et les politiques de l’Union.

La question institutionnelle est encore, pour quelques semaines, la plus importante pour l’Union. Mais elle ne saurait cacher les autres évolutions en cours, qui vont en changer le visage. Des questions incontournables devront trouver des réponses claires.

Le Traité de Lisbonne est en mesure de relancer la dynamique européenne. Mais la mise en place des nouvelles institutions qu’il prévoit ne sera pas facile. Si le nouveau traité n’entrait pas en vigueur du fait d’un refus irlandais, l’Union devrait encaisser ce choc d’un nouveau divorce populaire, mais l’évolution des institutions et de la pratique des principaux acteurs institutionnels pose, de toute façon, des questions récurrentes auxquelles il faudra bien répondre rapidement.



La sécurité globale de l’Union devra trouver de nouveaux outils qui ne pourront être développés qu’au moyen d’une forte et nouvelle volonté politique. Tant en ce qui concerne la défense commune que pour les affaires intérieures de justice et de police, les urgences vont pousser les gouvernements à multiplier les coopérations dites « renforcées », c‘est à dire à quelques uns. Le Traité de Lisbonne leur permet de s’insérer dans le cadre communautaire. Sans lui, les coopérations « à la carte » se multiplieront sous l’empire de la nécessité. Des avancées sont ainsi possibles vers une plus grande intégration des outils militaires, et peut-être de mouvements inattendus dans le rapprochement des industries de défense Des tabous peuvent aussi tomber en matière de justice et de coopération policière. L’Union pourrait rapidement se doter d’un Parquet coordonnant des enquêtes communes, de procédures simplifiées de coopération, développer de nouvelles applications dépassant la simple reconnaissance mutuelle.



La gouvernance de l’Union fait, pour sa part, l’objet de nombreuses critiques.

Dans cette période de crise, deux institutions-clefs de l’Union ont été ou vont être renouvelées, le Parlement et la Commission. Ce sera l’occasion de changements dans la manière dont sont conduites les politiques européennes. Deux d’entre elles sont particulièrement critiquées, la politique économique et la politique d’élargissement.

La première met en évidence la faiblesse des moyens financiers des institutions communes et l’on peut compter sur le Parlement pour pousser l’Union à se doter d’un véritable budget, à utiliser mieux les crédits dont elle dispose déjà, à en contrôler encore plus strictement l’emploi. Elle concerne aussi la nécessité d’une politique européenne de soutien à l’industrie et aux technologies, qui va s’imposer comme une nécessité absolue.

La seconde divise profondément les Etats mais le sentiment populaire est de plus en plus hostile à la poursuite de l’agrandissement de l’Union. Elle pose la question des limites politiques et donc de l’identité européenne. La lancinante question turque focalisera les divisions sur les finalités de l’Union, entre ceux qui la veulent politique et fortement intégrée et ceux qui la préfèrent économique, ouverte aux vents du large et faible. Elle devra être tranchée et verra s’affronter des visions totalement contradictoires. Mais parce que son issue déterminera le visage de l’Europe pour longtemps, les Etats fondateurs ne laisseront pas passer l’occasion de décisions plus conformes aux principes fondateurs.

En effet, en leur absence, seule la poursuite de la coopération européenne en dehors des institutions, notamment par des alliances partielles en fonction des sujets, peut permettre aux Etats d’assumer leur tâche. Dans ce contexte la « différenciation » deviendrait peut-être la seule possibilité de poursuivre l’intégration européenne par d’autres moyens que les outils traditionnels. Ne doutons pas qu’ils y sont prêts. La Commission s’en trouverait fortement affaiblie et le Parlement, dont les prérogatives ne cessent de s’accroître, pourrait bien y trouver un coup d’arrêt à son influence grandissante. Mais nécessité fera loi.



S’agissant de la France, ce scénario pessimiste remet en perspective l’intérêt de son alliance privilégiée avec l’Allemagne. Avec ou sans le Traité de Lisbonne, c’est le couple franco-allemand qui porte les espoirs de l’intégration européenne.

Or tout n’est pas rose dans la famille rhénane. Les accrocs se sont multipliés, les tempéraments s’opposent, les regards divergent souvent entre la Méditerranée et l’Est européen, les pratiques économiques et financières sont encore loin d’être partagées.

Raison de plus pour procéder à des « actes hardis » comme les qualifiait Robert Schuman.

Une initiative franco-allemande forte peut seule réveiller l’Union assoupie et faire taire, par l’exemple, les plus sceptiques. Elle n’est désormais plus à exclure.

Elle pourrait concerner la défense, par l’annonce d’une coopération, voire d’une intégration renforcée de nos capacités en hommes ou en matériel. Elle devrait s’intéresser à la politique économique et budgétaire, comme l’a officiellement envisagé le dernier sommet franco-allemand ; il s’agirait alors de mettre en commun certains outils budgétaires et de coordonner réellement notre utilisation des fonds publics. Elle devra comporter des actes symboliques, montrant que la France et l’Allemagne sont prêtes à aller plus loin dans l’intégration – Université commune, mise en commun de services diplomatiques, association de l’Allemagne au siège de la France au Conseil de Sécurité de l’ONU, facilités particulières pour les ressortissants des deux pays résidant dans l’autre, etc..- Deux conditions doivent ici être réunies : que la France et l’Allemagne soient animées, au plus haut niveau, de la conscience de l’urgence et que leur alliance reste ouverte aux autres partenaires qui voudraient les rejoindre.



A ce jour, c’est la seule véritable perspective politique capable réellement de changer la donne sur le continent et de contribuer, d’une manière décisive à la sortie de l’état de torpeur où les questions institutionnelles ont plongé la construction communautaire. L’Union européenne doit maintenant imaginer un sursaut, parce que ses membres n’ont pas d’autres choix. Au nom de la nécessité. Ne doutons pas que certains y sont prêts. Il y aura bien, parmi les Chefs d’Etat et de gouvernement, quelque « barreur de gros temps » !