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Protéger la vie privée dans un monde sans frontières

Intervention de Jean-Dominique Giuliani à 30ème conférence mondiale des commissaires à la protection des données et à la vie privée

L'homme assisté : ange ou démon numérique?



L’homme crée et développe les technologies, y compris dans le domaine numérique, pour s’affranchir des contraintes et donc être mieux et davantage assisté. Ces technologies participent désormais de chaque instant de notre vie quotidienne. C’est un progrès dont il faut se réjouir. Mais nous ne saurions nous désintéresser des potentialités de ces techniques, de leurs usages multiples, de leur pouvoir propre, qui transforme les vies individuelle et collective. En effet, les développements attendus en matière de biotechnologies, de communication, de miniaturisation ainsi que tous ceux que nous ne pouvons encore prévoir, laissent entrevoir des perspectives quasi-infinies.



Nous ne saurions nous affranchir des réflexions indispensables qu’exigent ces progrès car le monde réel, l’humain, y rencontre le virtuel, binaire et matérialiste. Le choc technologique en cours, qui ne s’atténuera pas, est bien plus fort que celui de l’homme et de la machine. Il touche à l’essence même de l’identité humaine qu’il est capable, si nous n’y prenons garde, de ramener à des lignes de « 0 » et de «1» !



Les technologies numériques sont, en effet, à la fois libertaires et liberticides.

D’un côté elles renforcent l’autonomie et la capacité d’agir des individus ; de l’autre, elles le placent à la merci de l’innovation en l’obligeant à s’adapter, voire à se soumettre, à des technologies nouvelles voire à des gestionnaires de réseaux, des pirates légaux ou illégaux qui peuvent utiliser l’administration nécessaire des systèmes à des fins autres que celles pour lesquels ils ont été prévus. Qu’on pense aux tests ADN dont tout policier ou juge d’instruction trouve désormais légitime de demander l’utilisation dans le cadre d’une enquête ! Cet exemple démontre à lui seul l’ambiguïté des avancées technologiques : comment refuser une technique qui facilite la recherche de la vérité et donc la mission des autorités publiques ? Mais comment accepter aussi la banalisation d’une technique aussi dangereuse entre les mains des pouvoirs constitués lorsqu’on sait que près de la moitié de la population mondiale ne vit pas sous un régime démocratique ? Le risque totalitaire est donc toujours présent, même lorsqu’on ne l’envisage pas.





I – Le numérique est un facteur d’émancipation incontestable, un progrès qu’il ne faut pas empêcher.



Le Passe Navigo, avec sa puce à radio-fréquence (RFID), utilisée dans les transports parisiens, est un élément de confort et de simplification pour les usagers en même temps qu’un gain de productivité pour la Régie des transports parisiens.

Le bracelet Columba est une véritable avancée dans l’assistance aux malades d’Alzheimer qui ne peuvent s’égarer grâce à la géolocalisation et sont suivis en permanence par des équipes médicalisées.

Plus de 2 millions de pensions sont distribuées en Afrique du Sud dans le bush reculé, grâce à la biométrie qui permet l’identification personnelle.



De manière plus générale, les facilités de communication et la conjonction des technologies numériques de toute nature, ouvrent de nouvelles perspectives de travail, de vie sociale, qui démultiplient les possibilités d’agir. Elles représentent un progrès du genre humain. Mais la complexité et même le fonctionnement de ces techniques échappent au savoir commun. Elles sont déjà, de ce fait, porteuses de nouveaux dangers pour la liberté.





II – L’assistance électronique, toile d’araignée infranchissable ?



Le fonctionnement de ces techniques impose l’organisation de réseaux dans lesquels les données personnelles sont révélées, stockées et utilisées. Tout individu peut être suivi malgré lui, par un service auquel il a librement souscrit. La traçabilité est peut-être la caractéristique la plus problématique des technologies numériques.

L’utilisation du web, outil mondial, permet la localisation sur les lieux de travail comme pour les particuliers, des interrogations sur les moteurs de recherche, des adresses IP consultées et rend possible la réalisation de « profils de consommateurs ».

Le même Passe Navigo est associé au profil de l’usager qui est obligé, pour l’utiliser, de confier au gestionnaire, les données personnelles qui le concernent. Celles-ci permettent alors de reconstituer ses itinéraires, voire ses habitudes et de les utiliser, par exemple pour « lutter contre la fraude ». Le citoyen devient ainsi complice de sa propre surveillance, pensant acquérir un titre de transport moderne et confortable, mais s’exposant à l’utilisation, sans qu’il le sache, des données qui lui appartiennent. Les réseaux sociaux comme Facebook, accroissent ces risques, souvent liés à l’utilisation commerciale des données personnelles transmises volontairement sur le réseau.



L’exploitation des données personnelles, la gestion, la vente ou l’utilisation des fichiers ainsi créés, sans l’accord préalable des intéressés, menacent les libertés individuelles et collectives.

Ces menaces peuvent venir du secteur privé et commercial. C’est le cas de Google, Yahoo ou MSN, qui conservent les interrogations adressées à leurs moteurs de recherche.

C’est le cas aussi des organismes publics qui s’immiscent dans le secret de la correspondance Internet à des fins sécuritaires.

A cet égard, la vague sécuritaire déclenchée Outre-Atlantique par le 11 septembre 2001, a submergé tous les continents. On connaît le cas récent d’Edvige (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale) en France qui croyait légitimer par décret l’utilisation informatique, c’est-à-dire systématique de données générales concernant la vie privée de certains Français. Mais plus grave encore, le Patriot Act américain du 26 octobre 2001 ou la « Lex Orwell » suédoise. Ces lois et règlements légitiment l’intrusion des organes de surveillance étatique dans les communications sur Internet, voire dans les communications téléphoniques et les rendent liberticides en leur conférant force de loi dans la durée.

On m’objectera que la demande citoyenne de sécurité s’est accrue pour faire face au terrorisme, au point de faire passer l’impératif sécuritaire avant l’exigence de liberté.

Si cela peut s’avérer exact en réaction à des actes particulièrement odieux qui ont été ou seraient commis au moyen de nouveaux outils numériques, cette évolution n’est pas acceptable dans des démocraties ou le respect de la personne humaine doit rester l’impératif premier, si elle n’est pas contrôlée et contrebalancée par de vrais contre-pouvoirs indépendants.

Il nous appartient de réagir fortement par tous moyens utiles et notamment grâce aux institutions comme les vôtres, spécialement créées pour protéger le citoyen.





III – Quelles règles promouvoir pour garantir les citoyens contre le « démon numérique » ?



Trois impératifs s’imposent d’urgence à nous si nous ne voulons pas condamner les technologies numériques par leurs dérives et leurs excès, à devenir liberticides par nature et donc à perdre la confiance des utilisateurs :





▪ Réglementer contre l’usage abusif



Il ne faut pas craindre de mieux organiser les contraintes qui pèsent sur les acteurs privés ou publics gestionnaires de réseaux ou ayant accès aux réseaux. La Convention n° 108 du Conseil de l’Europe de 1981 et les directives européennes de 1995, 1997, 2002 et 2006, constituent des avancées remarquables dans la protection des données personnelles. De manière générale, on peut affirmer que l’Europe est à la pointe dans ce domaine sensible, non seulement par la création d’organismes de contrôle et par votre Groupe de l’article 29 les rassemblant, mais aussi par l’élaboration de principes protecteurs des libertés publiques. Le Parlement s’est montré à la hauteur des préoccupations des citoyens et constitue, à mes yeux, votre meilleur supporter pour l’avenir. Cet effort règlementaire doit être en permanence adapté aux nouvelles techniques ou pratiques qui apparaissent. Il doit reposer sur des principes simples qui appartiennent aux règles élémentaires de la démocratie :



- Tout citoyen a le droit de se prononcer sur la conservation ou l’utilisation de données le concernant. Elles lui appartiennent.

- Ce droit ne doit souffrir aucune exception de caractère collectif ou d’intérêt public que le « confucianisme » ambiant voudrait mettre en avant. La démocratie exige l’autonomie de la personne humaine et de tous ses attributs. Il faut la protéger, y compris contre les pouvoirs légitimes.

- Les nouvelles technologies ne bouleversent pas ces principes. Un e-mail doit être apparenté à une lettre et les règles du secret de la correspondance doivent s’y appliquer même s’il est plus facile et plus rapide de communiquer de manière électronique.



▪ Le premier rôle de la réglementation est d’organiser des contre-pouvoirs institutionnels aux excès et abus. L’Europe a, dans ce domaine, une expérience et un message particulier. La CNIL en France, der Bundesbeauftragte für des Datenschutz und die Informationsfreiheit en Allemagne, l’Information Commissioner’s Office au Royaume-Uni ou encore il Garante per la Protezione dei dati personali en Italie, sont désormais inscrits dans le paysage institutionnel et se sont imposés par leur action. Leur coopération organisée par l’intermédiaire du Groupe de l’article 29 est un élément essentiel du progrès de la protection des données personnelles en Europe. L’exemple de la conservation des données personnelles des utilisateurs de Google est patent. Grâce à votre avis du mois d’avril 2008, et à la pression du Parlement européen, le géant américain des moteurs de recherche a fini par diminuer la durée de conversation par lui des données personnelles des internautes à 9 mois. Encore un effort et nous obtiendrons qu’il ne les conserve pas un seul jour sans l’accord exprès des intéressés, ce qui doit être la règle ! Ces contre-pouvoirs doivent être institutionnalisés, indépendants et dotés de prérogatives importantes. Ils touchent à l’essence même de la démocratie et leur statut doit être revalorisé bien plus haut que la place que nous lui accordons aujourd’hui. Jusqu’ici vos Autorités étaient chargées de vérifier les principes de proportionnalité et de finalité, c’est-à-dire l’adéquation d’atteintes aux libertés avec les impératifs de l’action publique collective. Bientôt elles devront déterminer elles-mêmes, par la jurisprudence et la pratique, des principes supérieurs touchant à la nature même de certaines technologies. Par exemple, rien ne s’opposait juridiquement au fichier Edvige en France. Mais la CNIL, par ses arguments de bon sens et plus de caractère moral que juridique, a réussi à faire abandonner un dispositif qui suscitait tant d’inquiétudes.





▪ La troisième exigence est celle de la pédagogie. Le temps technologique est si rapide que le genre humain lui-même peut s’en trouver modifié. L’homme utilise de plus en plus des outils dont il ne comprend pas le fonctionnement et qui autorisent donc des utilisations dont il ne comprend pas le sens. S’il paraît un peu vain de pouvoir expliquer à tout un chacun le fonctionnement d’un téléphone portable ou d’un ordinateur, il est facile d’informer sur l’usage qui peut en être fait, les conséquences de son emploi et les risques qu’ils comportent. C’est, bien sûr, le rôle des Autorités que vous représentez. C’est aussi la mission des institutions européennes de s’engager pour y consacrer plus de moyens. La Commission européenne a commencé à le faire.



Vous représentez aussi une approche européenne de la démocratie et de la régulation.

On oppose souvent les visions européenne et américaine, cette dernière étant censée incarner une conception plus proche du libre arbitre des citoyens, plus sectorielle que générale. En réalité, comme le montre le Can-Spam Act entré en vigueur en 2004, encore très incomplet, ces divergences peuvent être facilement surmontées si on se concentre sur l’objectif final qui doit être de respecter le droit de la personne. De ce point de vue, un dialogue international entre partenaires des pays démocratiques me paraît devoir s’imposer au plus vite, avant que le monde ne compte davantage d’internautes ne vivant pas en démocratie que de citoyens de pays démocratiques. Il a commencé dans le désordre, sous la pression américaine concernant le transfert des données personnelles des passagers aériens. Il peut continuer, à votre initiative, sur le thème de l’état de droit et du respect des libertés individuelles par la mise en commun de réflexion sur les données financières que les Américains ne considèrent pas comme « sensibles », sur l’utilisation des données personnelles à des fins commerciales et sur le droit d’accès et de rectification. On peut espérer qu’une nouvelle administration américaine sera plus réceptive et que le mouvement civique, qui pourrait résulter d’une alternance, facilitera de tels échanges.



En réalité, entre leur face libertaire, un peu angélique et leur face plus noire, réellement liberticide et parfois démoniaque, les technologies numériques dessinent les contours de nos libertés demain dans les régimes démocratiques. La voix de l’Europe doit être entendue et promue. Vous avez démontré que vous pouviez trouver le chemin étroit qui préserve l’essentiel, c’est-à-dire nos libertés. Il vous faut continuer car, dans ce domaine, si vous rencontrez le soutien des institutions européennes et bien sûr des citoyens, c’est à vous d’être à la pointe du combat !

Votre président dénonçait « l’endormissement des consciences ». Il avait raison. Rien ne serait pire pour l’Europe que de s’assoupir ou de se voir imposer des règles par des acteurs économiques. Ses valeurs sont en cause. Nos valeurs sont en question. Quelles que soient les difficultés économiques ou juridiques, nous devons, grâce à vous et avec vous, aller de l’avant.





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