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09 avril 2024

Dans le cadre d'une série de seminaires citoyens organisée par Frédéric Petit, Député des Français établis en Allemagne, Europe centrale et Balkans, Jean-Dominique Giuliani tiendra une conférence en ligne sur le sujet des grands défis auxquels l'Union européeenne fait face en vue des élections européennes.

L’Europe puissance : projet, mythe ou réalité

Intervention de Jean-Dominique Giuliani à Blois - Table ronde avec Jean-Noël Jeanneney, Hubert Védrine, Pascal Boniface, Bernard Guetta, Alberto Toscano (11 octobre 2008)

C’est avec beaucoup de passion et d’intérêt que je suis là avec vous.

C’est en effet avec des lunettes d’historiens qu’il faut juger la construction européenne pour essayer d’en envisager l’avenir.

A l’aune de l’histoire, le chemin parcouru par les Nations européennes ruinées par deux conflits mondiaux et encadrées par l’aventure des deux idéologies les plus totalitaires que le genre humain n’ait inventé, est incroyable.

Avec l’aide de nos alliés américains, les pays d’Europe ont su reconstruire un paysage géopolitique européen qui marque une rupture profonde avec leur passé.

63 ans après la fin des combats en Europe, l’Union européenne est la zone la plus riche du monde (22% du PIB mondial). Elle exerce une fascination réelle sur ses voisins : tout le monde veut y adhérer et parfois même de très loin ! Son attraction est forte : les oligarques s’y logent, y naviguent sur les plus beaux yachts alors que le Kremlin fait semblant de se penser en puissance autonome. Sa qualité de vie est unique : nous n’y comptons pas les 40 millions d’Américains sans protection sociale. Son potentiel de développement et de croissance n’est pas épuisé grâce, notamment, à ses élargissements récents.

Et pourtant, nous nous posons à juste titre la question de sa place et de son rôle dans un monde nouveau, complètement transformé par un nouveau mouvement, profond et plus puissant que jamais, de mondialisation.

Le mouvement d’unification européenne semble hésiter depuis 20 ans. L’Union donne l’impression de ne pas avoir vraiment tiré les leçons de la chute du Mur de Berlin, de la globalisation, du nouveau paysage d’un monde réellement multipolaire. Elle paraît « molle », divisée, faible ; ses procédures semblent compliquées, bureaucratiques, lourdes. Elle se conduirait comme une vieille dame alanguie, fatiguée de ses propres efforts. Bref, à la recherche de la puissance.

L’Europe puissance, voila un thème qui a beaucoup divisé la classe politique française dans le passé. Cet objectif est désormais revendiqué au plus haut niveau alors qu’il a longtemps paru « antinational ».

Qu’en est-il ?



Je pourrais faire un exposé traditionnel, de type « Sciences-Po », dont j’entrevois déjà les trois parties incontournables : 1) L’Union européenne n’est pas une puissance au sens traditionnel du terme, 2) Est-elle seulement une puissance ?, 3) Quelle est sa vraie place sur la scène internationale ? Et les éminents universitaires ici présents me donneraient peut-être la moyenne !



Je préfère introduire trois thématiques qui me paraissent faire partie de notre réflexion d’aujourd’hui et le faire de manière un peu provocatrice pour contribuer à l’animation de débat !



I – L’Union européenne et le modèle national

II – Les intérêts des Européens et l’UE

III – Où est l’Europe dans le monde ?





I – Le modèle national a accompagné le XIXème siècle, le triomphe réel des Lumières mué en révolution industrielle.



Il est le cadre qu’on croit naturel, de l’émergence puis de l’exercice de la Démocratie. On n’envisage pas de démocratie supranationale. Il est croit-on encore, à la base de l’Etat et donc de l’incarnation d’un peuple identifié et rassemblé autour de valeurs communes.



Il a conduit le XXème siècle au fond de l’abîme. Le nazisme incarne la perversion absolue du pouvoir basé sur la race et la violence. Or dans la théorie classique, le nationalisme c’est d’abord l’exacerbation du sentiment d’appartenance à une ethnie, un groupe humain constitué sur un territoire derrière un projet collectif. Le communisme a détourné des sentiments généreux qu’il n’était manifestement pas possible de traduire en termes d’organisation sociale sans une violence absolue et la terreur institutionnalisée.

Du fond du gouffre, l’Amérique nous a tiré in extremis. Nous nous sommes sauvés avec son aide et avec le sursaut de quelques hommes particulièrement motivés. Ce sursaut a un nom : le projet d’unification de l’Europe ou encore l’Europe communautaire.



Au XXIème siècle, le modèle national s’est calqué sur des espaces géographiques de la taille de continents. L’Amérique, dès le début du siècle précédent, avait montré les capacités qui en résultaient. Ce changement d’échelle (Chine, Inde, Brésil) n’a pas empêcher l’Europe de continuer à s’unir ; au contraire il l’a légitimé à posteriori. Mais le modèle national est bien le responsable de notre incapacité européenne à nous doter, à l’échelle du continent, des instruments traditionnels de la puissance que je résumerais à l’emploi légitime de la force, potentiel ou avéré, et à l’unité de décision.

Le modèle national a relancé la compétition entre les Etats, mais à une échelle différente et dans un contexte plus global. Cette compétition n’en est que plus rude.

Pourtant la Nation s’est affaiblie dans ses attributs sous les coups de boutoir de la globalisation. Elle a du mal à intégrer de nouvelles populations ; elle est contestée par les organisations internationales, les groupes d’intérêt, les ONG, les mafias transnationales. Le concept de Communauté internationale, qui énerve tant H. Védrine – Il n’a pas tort – est un encadrement de l’Etat-Nation qui vise à le diminuer et parfois à le combattre (OTAN-Serbie-Kosovo – ONU-Droits de l’homme).

Mais le modèle national s’est aussi replié sur des quêtes identitaires, sur des identités de plus en plus revendiquées, qui refont surface. Le nationalisme chinois transpirait des derniers JO. Celui des Américains est visible aux drapeaux devant les portes, l’Inde en est sourcilleuse. L’Europe invente le concept très bizarre de « fédération d’Etats-Nation ». La prégnance de l’Etat-Nation est forte !



La question que je pose est donc simple mais essentielle : Le modèle national est-il la condition de la puissance ?

En effet, de la réponse dépend largement la manière de répondre à la question de « l’Europe puissance ».

Y-a-t-il un modèle post-national, certains diraient post-moderne, plus conforme au monde actuel ? Je mesure le caractère un peu abstrait de la question, mais il est au cœur de notre problématique.



L’Union n’a pas entièrement « sauté le pas » du politique. D’économique, l’unité de l’Europe aurait dû devenir politique, c’est-à-dire devenir un Etat fédéral véritable. On sait que par attachement au modèle national, la voie choisie n’est pas celle-là. Les Etats-Nations ont estimé à tort ou à raison que leurs intérêts nationaux étaient trop distincts et trop forts, que les citoyens y étaient trop attachés, et n’ont pas voulu franchir le pas. La crise financière actuelle en donne une bonne illustration, mais elle illustre aussi des sentiments plus mitigés.





II – La question des intérêts nationaux




Etant un fervent européen, militant de cette cause, pour laquelle je me lève tous les matins avec entrain ( !), je n’en oublie pas pour autant la réalité de la scène internationale.

Mon expérience européenne me confirme aussi dans ce réalisme.



Construire l’Europe au quotidien, ou bien rapprocher la France de l’Allemagne, ce sont des entreprises qui ne sont pas faciles. A chaque geste idéaliste ou symbolique que vous voulez faire, on vous objecte nos intérêts nationaux. Et il faut bien sûr les prendre en compte lorsqu’on est aux responsabilités.

Souvent les « intérêts nationaux » immédiats s’opposent à l’unification de l’Europe.

Mais de quels intérêts nationaux s’agit-il ?

Et comment les définit-on ?



J’affirme que l’unité politique de l’Europe est dans l’intérêt de nos Etats comme dans celui de nos peuples.

Il s’agit évidemment des intérêts supérieurs des Nations et des peuples, de l’essentiel, pas de l’accessoire. Tenez, un exemple : les ministres des transports des 27 se sont réunis avant-hier et ont estimé que le projet de la Commission européenne d’échanger les données des contrôles radars sur les routes, pour faire payer les contraventions relatives aux infractions commises dans un autre Etat membre, était contraire à l’intérêt national, parce qu’il exigeait un partage supplémentaire de quelques modestes articles de notre droit pénal !

Non, les intérêts supérieurs de nos Etats et de nos peuples sont de partager nos souverainetés pour éviter de sombrer dans un monde de géants et de plus puissants que nous !

Il s’agit aussi d’intérêts à moyen ou long terme et pas de clientélisme de court terme, nourri au grain des lobbies du moment.

Un exemple : L’Institut Royal britannique de relations internationales publie ces jours-ci une étude intitulée : « A British agenda for Europe – Designing our own Future », c’est-à-dire : « Quels projets britanniques pour l’Europe – Dessinons notre propre futur », qui est destinée à passer en revue les intérêts nationaux britanniques et à les confronter avec les réalités européennes.

J’en recommande la lecture.

A toutes les questions vitales qui se posent au Royaume-Uni, les vraies réponses, les plus efficaces sont européennes, qu’elles soient monétaires, énergétiques ou de défense !

La crise a des vertus….

Et de fait, si l’on examine quels sont les intérêts supérieurs de nos Etats à long terme, toutes les questions trouvent une réponse européenne naturelle et logique.

C’est à plusieurs et non tout seuls que nos Etats relèveront le gant de la transformation si rapide du monde et des relations internationales.

C’est évident pour le réchauffement climatique, l’économie, la sécurité et la défense, la promotion de nos valeurs et du modèle que nous souhaitons défendre.



La magie de la construction européenne, c’est cela, c’est d’avoir créé l’évidence d’intérêts supérieurs communs.



C’est la raison pour laquelle je ne m’inquiète pas des divergences conjoncturelles. Elles ne sont que provisoires ! L’Europe peine à s’unir dans la crise financière : la crise elle-même se charge de lui rappeler quelques heures après une réunion internationale, ses réalités dures et globales. L’Allemagne vient d’en faire les frais après le sommet du G4. Le Royaume-Uni aussi.

L’Europe est déjà un puissant aimant qui contraint à la rejoindre pour résoudre les problèmes qui doivent l’être.

L’Europe, qui n’est qu’une puissance en construction, mais une puissance réelle, ne peut qu’accéder au statut futur de puissance mondiale.





III – L’Europe dans le monde



Examinons ce que représente l’Europe dans le monde.

Robert Kagan nous a dit Venus plutôt que Mars en nous comparant aux Etats-Unis. Et de nous prédire un destin de suiveurs et non d’acteurs sur la scène internationale. Dirait-il la même chose aujourd’hui, comme ces prophètes dont les prophéties sont si séduisantes qu’elles font la mode dans le prêt-à-porter des idées. Et regardons ce qu’il en est de la haute couture en la matière !



Oui, c’est vrai, l’Europe séduit, comme Vénus. A ses frontières, tout le monde veut y adhérer. A son marché intérieur tout le monde veut participer, à son mode de vie tout le monde veut ressembler au point de construire en Chine des rues entières répliques de nos quartiers, de Paris, de Londres ou de Berlin !

L’Europe séduit justement parce qu’elle rompt avec le concept traditionnel de la puissance. C’est la puissance tranquille, guérie du colonialisme (Elle l’avait inventé et largement pratiqué), des aventures militaires (Elle les avait porté à leur paroxysme au point d’être le « continent des guerres »). Mais elle ne se réduit pas pour autant à un musée à sa gloire passée, une sorte de Venise magnifique mais sans grande autre utilité que touristique.

Elle est présente partout dans le monde, par ses valeurs démocratiques désormais jugées plus crédibles et plus exemplaires que le modèle américain dévoyé après le 11 septembre. Par son activisme de première puissance commerciale du monde, par son mode de vie, ses centres villes, ses cafés, sa vie intellectuelle. Je n’oublie pas que l’Europe vient de remporter cinq prix Nobel dont celui de littérature ! Elle séduit, captive. Elle intrigue aussi.



Les Russes affectent de ne pas comprendre ce que nous faisons à Bruxelles et à Strasbourg et continuent à jouer la carte nationale. Les Chinois aussi, sauf quand ils veulent parler commerce. Et les Américains ? Pour la première fois, un président des Etats-Unis s’est rendu à Bruxelles. On peut compter sur son successeur pour y retourner.



Car la réalité technologique et financière de l’Europe est moins dramatique qu’on le croit parfois. Il est vrai que de grandes forces se sont mises en branle de par le monde, qui pourraient, à terme, nous marginaliser. Mais le fait de sonner le tocsin comme nous le faisons montre déjà que nous en avons pris conscience. Et si nous relevons le gant, la puissance économique de l’Europe, aujourd’hui la première, rivalisera longtemps avec la Chine. 



Allons au bout des choses. C’est vrai que la diplomatie européenne n’existe pas comme il le faudrait. Il est exact qu’en matière de défense l’Europe est divisée et ne saurait rivaliser avec les Etats-Unis, leaders incontestés en la matière, mais enlisés dans des exercices de puissance tellement traditionnels en Iraq ou en Afghanistan. Ils ont fait la preuve que le rapport de forces n’est plus la seule règle des relations internationales.

Il y a une opinion publique mondiale, ou au moins régionale. Il y a des causes mondiales ou au moins partielles qui s’imposent aux Etats. Il y a, tout simplement, des réalités humaines qui parfois s’opposent à l’Etat-Nation, comme la guerre et le conflit dont les peuples sont las. Il y a des motivations – la prospérité, le développement – qui prennent le pas sur la puissance traditionnelle.



En fait dans toutes ces évolutions l’Europe est bien placée.

Bien sûr, elle doit s’unir davantage, jeter les bases d’une défense commune, condition d’une politique étrangère commune. Elle doit aussi apprendre à se penser en puissance et se projeter à l’extérieur, là où les relations entre Etats sont rudes, avec des pratiques différentes de celles que nous exigeons en interne.

L’Europe s’est construite en opposition avec les réflexes nationaux traditionnels. Elle nous a si bien appris à régler nos différends par la négociation plutôt que le conflit , que nous pensons parfois naïvement qu’il en est de même avec le reste du monde. La Russie nous a rappelé cet été qu’à l’extérieur de l’Europe le monde est rude.

Mais pour la première fois, l’Union européenne a arrêté un conflit. Et ce succès quelles qu’en soient les causes, ne saurait être négligé. Il démontre que l’Europe est déjà une puissance.

On dira qu’heureusement elle était présidée par la France, que cela faisait bien l’affaire des Russes, que nous n’avons pas réussi à empêcher la reconnaissance d’Etats fantoches (Ossétie du Sud et Abkhasie), que notre unité n’était que de façade, que nous n’avons pas réussi à préserver l’intégrité territoriale de la Géorgie... Certes. Mais qui pouvait arrêter les chars russes ? Personne d’autre.





Conclusion



L’Union européenne est déjà une puissance, mais d’un type particulier.

Accédera-t-elle au rang de puissance mondiale incontestée ? Quels en seront les attributs ?





3 conditions me paraissent de voir être remplies pour achever cette construction :



- La définition d’intérêts européens propres et partagés



- La réorientation de certaines de nos politiques, qui découlera de l’affirmation d’un véritable identité européenne sur la scène internationale, c’est-à-dire une politique commerciale de réciprocité et une politique économique de « préférence ».



- La mise sur pied d’une politique de défense et de sécurité commune, préalable à une politique étrangère commune.