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Les vrais défis de l'après Lisbonne

Article publié dans "L'Etat de l'Union 2010. Rapport Schuman sur l'Europe", Lignes de Repères, Paris, Mars 2010 (p. 23-28)

L’échec de la Conférence de Copenhague a surpris l’Union européenne. Elle s’y présentait en championne de la lutte contre le réchauffement climatique, bardée de certitudes acquises dans des règlementations audacieuses, soutenue par son opinion publique, persuadée qu’elle saurait convaincre ses grands partenaires que l’intérêt supérieur de l’humanité exigeait de changer de modèle de croissance.

Le réveil fut brutal. La stratégie européenne a échoué. Sa tactique a pâti de son absence d’unité de commandement et l’on sait désormais que la mise en place d’une politique environnementale mondiale plus coordonnée ne sera le fruit que de longues et difficiles tractations.



Pour l’Union et son image dans le monde, ce rendez-vous constituait un test. Elle ne l’a pas réussi. Sur la scène internationale, il ne suffit pas d’être exemplaire pour convaincre et obtenir satisfaction. Il faut aussi disposer des moyens traditionnels de conviction. Ceux-ci demeurent largement déterminés par le principe de souveraineté, désormais porté par des États-continents soucieux de préserver d’abord leurs propres intérêts nationaux et décliné en fonction des rapports de forces, c’est-à-dire de la puissance qu’on peut définir ici comme la capacité d’agir vite et fort.

Dotée de nouvelles institutions, après une quête de plus de dix ans, l’Union européenne est-elle en mesure de combler ses faiblesses pour accéder au statut de superpuissance que son poids économique l’autorise à revendiquer ?

Ce sera l’objet du nouveau moment européen qui s’ouvre, après les élections du Parlement en juin, l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009 et la désignation d’une nouvelle Commission en février 2010.





La vraie nature du traité de Lisbonne



Les péripéties de la réforme institutionnelle de l’Union ont entraîné une vraie confusion et fait passer au second plan le contenu réel du traité finalement adopté.

Celui-ci peut se targuer d’avoir repris nombre de dispositions proposées par la Convention européenne et formalisées alors dans le projet de Constitution, qui représenteront de réelles améliorations du fonctionnement de l’Union. Le Parlement européen en sera le premier bénéficiaire en acquérant un statut quasi-achevé de Parlement de plein exercice, disposant de pouvoirs budgétaires et législatifs véritables. Les nouvelles règles de définition de la majorité au Conseil seront aussi plus justes, prenant mieux en compte le poids démographique des États membres et permettant des décisions plus faciles. De nombreuses politiques sont communautarisées, autorisant par exemple les institutions de l’Union à s’investir dans la mise au point d’une politique commune de l’énergie, à bâtir un espace commun de liberté, de sécurité et de citoyenneté ou à conduire une politique spatiale européenne plus partagée. Nombre d’entre elles tomberont désormais sous le régime de la prise de décision à la majorité et non plus à l’unanimité et la capacité de décision devrait en être accrue.



Mais depuis le premier projet de Constitution, beaucoup d’ambitions ont aussi été « rabotées », d’abord par les États membres lors d’une conférence intergouvernementale refusant, par exemple, d’inclure la fiscalité dans le domaine communautaire, puis par les « circonstances référendaires ». Les non français et néerlandais ont eu raison des symboles de l’Union, hymne, drapeau, devise. Les préventions britanniques ont privé le ministre des Affaires étrangères de son nom, mais aussi de quelques prérogatives, et ont empêché, avec les embrouillaminis polonais, l’adoption unanime d’une Charte des droits fondamentaux qui fait partie des traités mais ne peut être revendiquée comme un étendard européen des droits modernes. Enfin, les Irlandais, avec deux référendums et une négociation douteuse, ont obtenu que la Commission continue à être constituée d’un représentant de chaque État membre, consacrant ainsi une pratique contraire à l’esprit des traités, qui a déjà beaucoup affaibli l’exécutif communautaire. La nomination des nouveaux titulaires a d’ailleurs donné lieu ouvertement à des dosages nationaux qui n’avaient jamais été portés à ce paroxysme.

La politique de défense restera du domaine de l’unanimité, comme - hélas - la politique étrangère commune, diminuant ainsi les chances de progresser réellement dans ce domaine.

Enfin le nouveau traité augmente encore le nombre d’exceptions aux règles communes (opting out), accroît l’hétérogénéité de l’ensemble européen et accrédite l’idée d’une Europe à la carte, alors que l’engagement commun des États était quand même de choisir le même menu.

Comme beaucoup de traités européens, celui de Lisbonne est ambivalent, à la fois communautaire et intergouvernemental Mais il est davantage un constat de l’état de l’Union plutôt que l’offre de perspectives d’évolutions enthousiasmantes pour l’avenir. Sa complexité éloigne un peu plus l’opinion de la réalité quotidienne du fonctionnement des institutions.

Comme toujours, seule une volonté politique exprimée dans la durée pourrait transformer l’Union européenne. Or, celle-ci semble faire défaut chez les principaux acteurs, alors que la crise a mis en lumière l’importance des moyens qu’ont voulu garder les États et la modestie de ceux des institutions communes, bien désarmées dans les difficultés.

Les premières nominations aux deux importantes fonctions de Président stable du Conseil européen et de Haut Représentant pour la politique étrangère commune ont déçu. Les motivations des décideurs nationaux ont traduit leur volonté de garder la haute main sur les affaires extérieures. S’il faut faire crédit aux personnalités désignées, dont le profil falot peut toujours cacher des qualités qui se révèlent, on ne peut que regretter cette absence d’ambition. Les États membres, en fait, ne sont pas prêts à abandonner de nouvelles prérogatives internationales aux institutions communes.

Les premiers jours de 2010 ont montré une présidence tournante espagnole présentant un programme de travail, des ambitions pour six mois, obtenant de présider les rencontres entre l’Union et les pays tiers, tout cela sous prétexte de transition, comme si le traité de Lisbonne n’existait pas. Il aurait, au contraire, fallu saisir cette occasion pour marquer une rupture avec les pratiques passées et soutenir les nouveaux nommés en les propulsant sur la scène internationale.

En effet, l’Union est plus que jamais interpellée par le monde et exige plus de présence et d’initiative face à une situation mondiale en pleine évolution.





Les vrais besoins de l’Union



L’Union européenne a démontré dans cette période de crise à la fois sa solidité, sa résilience et l’ampleur des défis qui lui sont lancés.

L’Union est la première zone de création de richesses du monde avec près d’un quart du PIB mondial. Elle est le premier marché mondial par le pouvoir d’achat moyen de ses 500 millions de consommateurs, elle concentre 40% du commerce mondial grâce au dynamisme de ses échanges intérieurs et à sa place de premier exportateur mondial ; elle est le premier investisseur extérieur dans le monde.

Mais elle paraît encore le jouet des autres puissances, faute d’unité de commandement, de parole commune et surtout de conscience de sa propre force. Cette inconscience lui a interdit jusqu’ici de définir sérieusement ses propres intérêts, de les confronter avec les autres pôles mondiaux et d’ajuster ses politiques internes aux nécessités extérieures. Pourtant cet exercice est rendu incontournable par la compétition multipolaire qui se dessine.

L’Union doit définir ses intérêts spécifiques.

Il ne suffit plus de garantir son ouverture au monde pour en assurer la prospérité. Les défis que lance l’émergence de nouvelles puissances continentales lui imposent de se penser en puissance. On objectera que les États membres ne sont pas tous d’accord sur le concept et c’est exact. L’Europe a déjà donné dans des rêves impériaux et a raison de ne plus en avoir. Pour autant faut-il abandonner l’objectif d’unification politique qui fut, dès l’origine, celui des Pères fondateurs ?

La première mission des institutions européennes, c’est d’incarner les intérêts supérieurs de l’Union, c’est-à-dire de porter une vision de l’Europe ; et c’est aujourd’hui forcément de plaider pour sa puissance. Si elles ne le font pas plus courageusement, le seul espoir restera entre les mains d’un groupe éventuel d’États pionniers qu’on ne voit pas actuellement se dessiner.

Les intérêts propres de l’Union sont économiques et stratégiques.

Les premiers sont monétaires, industriels et technologiques. L’Union européenne ne doit pas se résigner à l’instabilité et à l’usage de l’arme monétaire par nos grands partenaires commerciaux. Elle a le droit de définir des politiques industrielles propres qui seules lui permettront de préserver son savoir-faire et d’inventer les emplois de demain, de créer et conforter ses champions européens et de garantir sa place dans la course technologique.

Sur le plan stratégique plus général, sa force actuelle l’autorise à disposer de son libre arbitre, de jouer de son influence et de son attractivité pour développer sa propre politique étrangère, dans l’autonomie. Son alliance avec l’Amérique, dans le camp de la démocratie et de l’État de droit, ne fait pas obstacle à la définition de ses propres intérêts, de positions spécifiques sur la scène internationale, de la défense et de la promotion de ses valeurs qui résultent tant de son histoire, de ses expériences, de sa mémoire collective, que d’intérêts qu’elle ne partage pas forcément avec ses alliés. 





Quelles réformes pour l’Union ?



Pour cela, encore faut-il être crédible. La constitution d’une Europe de la Défense est donc le préalable à une vraie politique étrangère. Elle est d’ailleurs le test de la volonté des États membres d’accepter le concept d’une Europe plus puissante, qui exige aussi d’autres révisions.

L’Europe de la Défense ne se fera pas seulement avec les dispositions du traité de Lisbonne relatives à la coopération structurée permanente. Jamais les règles de coopération renforcée des traités n’ont été mises en œuvre et celles-ci, comme les précédentes, laissent sceptique. À force de voir la constitution d’une Europe de la Défense à travers le seul prisme du marché intérieur en matière d’armement ou de l’OTAN en ce qui concerne la sécurité de l’Europe, les institutions communes ont occulté les vraies nécessités européennes en la matière. L’Union européenne doit dépenser plus en matière de défense pour assurer la paix et sa propre sécurité. Elle doit le faire à la manière d’une super puissance en devenir, avec des règles copiées sur celles des États, c’est-à-dire une unité de commandement, la protection de ses technologies essentielles, la coopération de ses industriels suscitée et soutenue par des financements européens, par la stimulation et non la contrainte réglementaire.

L’expérience des deux directives relatives au marché de l’armement est ici parlante : leur adoption n’a été saluée que par nos partenaires extérieurs parce qu’elles organisent l’ouverture du marché alors qu’il faudrait y organiser une préférence européenne, comme aux États-Unis ou dans les autres pays comparables !

D’autres politiques et surtout des pratiques qui se sont instaurées au sein de l’Union, méritent d’être réformées parce qu’elles ne sont pas adaptées à la nouvelle compétition multipolaire.

S’agissant de la politique étrangère, celle-ci doit affirmer son autonomie et préciser ses objectifs. Ainsi la perspective de l’adhésion de certains voisins de l’Union ne doit pas faire office de politique étrangère à nos frontières. Seule une véritable politique de voisinage, bien plus ambitieuse et généreuse, formalisée par des accords de partenariat économiques et politiques assortis d’importants financements, peut aider les institutions de l’Union à sortir de la mécanique infernale de l’élargissement sans fin où elles se sont elles-mêmes laisser enfermer.

Cela impose la révision évidente de la politique d’élargissement, qui n’est désormais plus soutenue par une majorité d’Européens, comme le prouvent les enquêtes d’opinion commandées par la Commission. La conditionnalité, les fameux critères, ne suffisent plus car la pratique technocratique en a fait les raisons même de pousser en avant l’adhésion de certains États. D’ailleurs ils ne sont pas respectés. L’expérience serbe doit ici être méditée. Au seul motif qu’ils disposeraient d’un système de passeports biométriques fiable, la Commission a convaincu le Conseil d’offrir la liberté de circulation aux citoyens d’un pays qui s’oppose à l’Union jusqu’à la Cour internationale de Justice et refuse de tourner la page de l’indépendance du Kosovo, entretenant ainsi, seul dans la région, une dangereuse incertitude dans les Balkans Le dialogue politique au plus haut niveau et la négociation politique de puissance à puissance doivent devenir la règle. Des critères politiques concernant la politique étrangère et de sécurité doivent être introduits dans les négociations d’adhésion et les États qui veulent rejoindre l’Union doivent être exemplaires dans leur respect, ce qui est le cas de fort peu d’entre eux.

Les politiques commerciale et du marché intérieur doivent être adaptées et subordonnées aux nécessités extérieures, ou du moins coordonnées autour de l’objectif de compter davantage dans le monde, de peser le vrai poids économique de l’Union. Si les Européens veulent compter vraiment, ils ne doivent plus avoir peur des principes de préférence et de réciprocité qui sont réclamés par les citoyens, légitimés par la crise et parfois justifiés pour l’avenir. Ils doivent seulement les définir et les encadrer pour ne pas enfreindre leur adhésion fondamentale à la liberté des échanges. En bref, l’Europe doit être ouverte, elle ne doit pas être offerte !

Pour la politique de concurrence, la constitution de champions européens doit devenir un objectif prioritaire. Sa gestion doit être politique au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire volontariste et positive, pas seulement pour le consommateur d’aujourd’hui, mais aussi pour les citoyens de demain. Il n’y a aucune raison, là encore, d’être plus rigoureux que tous nos partenaires mondiaux dans la mise en œuvre des principes de liberté des échanges, de libre circulation et d’ouverture.

L’exemplarité ne remplace pas la réciprocité.

Car l’Union n’est pas une organisation internationale comme une autre. Elle est par trop conduite sur le mode diplomatique alors qu’elle demeure un projet politique. De cette confusion naissent les contradictions, les difficultés, les incompréhensions, voire les loupés comme avec la Turquie, que l’Union veut s’attacher et avec laquelle elle est en train de se fâcher.

Le rôle des institutions européennes, à commencer par la Commission, n’est pas seulement de faire appliquer les traités, qui doivent assurément être respectés, mais d’incarner l’intérêt supérieur de l’Union et donc de le promouvoir à tout propos par des propositions concrètes, audacieuses et de haut niveau. Ainsi se justifie le monopole du droit d’initiative, car les États membres ne le feront jamais spontanément.

Le projet européen n’est pas un projet de coopération régionale, il demeure un projet d’unification continentale, politique depuis l’origine. Il serait temps de le rappeler plus souvent à ceux qui y ont adhéré en les mettant systématiquement face à leurs responsabilités historiques !

L’Union européenne n’est pas seulement un concept ou une idée, comme on le dit trop souvent au sein des institutions européennes. C’est une réalité, composée d’États démocratiques et de peuples anciens comptant parmi les plus riches, les plus efficaces et les plus innovants de la planète. Elle est désormais incontournable sur la scène mondiale si tant est qu’elle veut s’assumer elle-même comme une superpuissance en constitution. C’est la raison pour laquelle elle ne fera pas l’économie d’une réflexion sur son territoire, ses limites politiques, ses frontières, c’est-à-dire son identité dans le monde.

L’Union doit donc être conduite comme telle au quotidien plutôt que comme une organisation internationale. Elle doit plus emprunter aux États qu’à l’ONU dans la mise en œuvre de ses politiques, de son budget et la direction de ses personnels. On peut en effet s’interroger sur le futur service diplomatique commun. Agira-t-il partout où il sera présent comme le représentant sourcilleux des intérêts européens, jouant de l’influence, négociant donnant-donnant, ou ne sera-t-il que la vitrine d’un idéalisme bon teint qui résulterait du plus petit dénominateur commun aux États membres et se limiterait à l’exercice d’un soft power, largement insuffisant? 





Dans la crise, l’Union européenne a fait bonne figure. Elle a résisté parce qu’elle est forte et riche, bien que diverse. Les Européens ont bénéficié des boucliers de l’euro et du marché intérieur, de la solidarité financière au sein de l’Union, d’un confort dont peu de populations ont disposé. Ils peuvent être fiers d’avoir anticipé dès les années 1950 une mondialisation inéluctable. Mais ils doivent savoir que ces succès sont désormais menacés par un immobilisme frileux. Si l’Union ne fait pas rapidement des gestes forts intégrant nos outils d’influence internationale et de présence sur la scène mondiale, elle risque la marginalisation et la soumission aux intérêts des deux superpuissances du XXIème siècle, l’Amérique et la Chine.

Elle n’a de chances qu’en se battant pour garantir et imposer son modèle avec les armes traditionnelles de la politique internationale, et pas seulement avec sa bonne conscience. C’est cet apprentissage de la puissance qu’elle doit désormais mener à bien. C’est par son unité qu’elle garantira la survie de son modèle, un modèle tellement moderne et favorable à la personne humaine qu’il est envié, copié et espéré par beaucoup. Il lui faut maintenant s’assumer en puissance ou renoncer pour toujours à ses légitimes ambitions. Pour cela il faut aux acteurs retrouver l’inspiration des Pères fondateurs du miracle européen. Ils ne trichaient pas avec la réalité et les intérêts, ils les prenaient pour base de la construction communautaire. Ils ne niaient ni les identités ni les territoires, ni l’histoire ni la mémoire, ils les invoquaient pour un sursaut et ils furent suivis. Ils ne faisaient pas de la diplomatie, mais de la politique au sens le plus élevé du terme. Et ils ont eu raison. Leur audace et leur exemple restent plus actuels que jamais.